Assassinat politique au 147 rue Lafayette à Paris : l’enquête a plus progressé en 8 ans que ne l’ont fait en 40 ou 50 ans celles sur les affaires Curiel ou Ben Barka

“Avez-vous bon espoir que l’affaire aboutisse ?” interroge le journaliste de L’Humanité en conclusion de l’interview que lui a accordée Antoine Comte, l’un des avocats (avec Me Malterre et Me Boitel) des familles des trois militantes kurdes assassinées à Paris le 9 janvier 2013. La réponse est raisonnablement optimiste : tout dépendra bien sûr du contexte international mais jamais, aux dires de l’avocat, une affaire comme celle-là – “un assassinat politique comme il y en a eu tant d’autres sur le territoire français” – n’a réussi à réunir autant d’éléments à charge visant les commanditaires, en l’occurrence le MIT, services secrets turcs placés directement sous la responsabilité de RT Erdoğan, alors Premier ministre et aujourd’hui président autocrate de Turquie. Depuis le 12 mars 2020, le dossier est réouvert avec la nomination d’un juge d’instruction, le juge Régis Pierre et avec un solide réquisitoire introductif du parquet – Me Comte insiste sur le point – dans lequel le procureur de la République demande cette réouverture du dossier pour des faits d’assassinat. Le 9 juillet 2015, le réquisitoire notait déjà que de “nombreux éléments de la procédure permettent de suspecter l’implication du MIT dans l’instigation et la préparation des assassinats”. Depuis, de nouveaux éléments sont venus renforcer cette suspicion. Il faut saluer ici le travail des avocats. Ne pas oublier non plus les services secrets kurdes qui ont réussi à piéger deux hauts responsables du MIT. Les associations kurdes et amies des Kurdes ont été et sont toujours très actives pour que l’affaire ne tombe pas dans l’oubli. Les Amitiés kurdes de Bretagne y prennent toute leur part. Antoine Comte rend, dans cette interview, un hommage appuyé à la presse turque, pour ses informations “incroyables” rendues publiques (ce qui serait impossible aujourd’hui, la presse libre n’existant plus en Turquie) et à la brigade criminelle de la DRPJ (Direction régionale de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris), qui a fait “une vraie enquête criminelle“. A la différence du SDAT, un service d’enquête judiciaire, voué à la lutte contre le terrorisme, affilié au ministère de l’Intérieur, dont on s’interroge sur son rôle, son efficacité et son positionnement dans une affaire où la dimension politique et même barbouzarde n’est pas absente.

Un crime politique que les politiques cherchent à camoufler

Sur un plan judiciaire, le dossier est, au fil des années, de plus en plus solide. Le 24 mai 2018, par exemple, le Tribunal permanent des Peuples (TPP) a retenu la culpabilité de l’Etat turc dans les assassinats ciblés, dont l’assassinat à Paris des trois militantes kurdes, qualifiés de “crimes d’Etat”. Si les jugements du TPP n’ont pas force de loi, ils restent néanmoins une référence au niveau international. Sur le plan politique, c’est plus aléatoire, pour preuve la décision de déclassifier certains documents “secret défense” rendue obsolète par une autre décision décidant de ne les déclassifier que “partiellement”, au point de les rendre inexploitables, ce qui nous amène à nous poser la question : qui protège-t-on ? Un autre fait troublant réside dans les révélations contenues dans un document, dont Me Comte révèle existence. Il s’agit sans doute d’un document, couvert par le secret et noté “très urgent” émanant du Ministère turc des Affaires étrangères (sous-direction de la Sécurité et des Renseignements) au ministère de la Justice, avec copie au Ministère de l’intérieur et au MIT. C’est une note rédigée par l’ambassadeur de Turquie à Paris après un entretien avec Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, qui aurait eu lieu le 21 janvier 2013.

Que s’est-il passé le 21 janvier 2013 ?

Ce document, qui est bien sûr sujet à caution, tend à démontrer une certaine convergence de vue franco-turque. En tout cas on est loin d’une injonction ministérielle convoquant un ambassadeur pour qu’il vienne s’expliquer sur un crime mettant en cause les autorités de son pays. Non, son objet est : “les membres de l’organisation terroriste PKK tuées à Paris / compte rendu de l’entretien avec le ministre de l’Intérieur Français”. Les thèses “amoureux éconduit” et “règlement de comptes au sein du PKK” sont mises en avant. Celle d’une exécution par un professionnel est même mise en doute (l’arme “d’un petit calibre” ne serait pas celle d’un pro, affirmation totalement infondée). Et Güney, le tueur présumé, semble un peu “dérangé” dans sa tête mais “sa proximité avec le PKK est avérée”. Manuel Valls aurait déclaré : “nous allons continuer de lutter avec détermination contre le PKK”. Tout semble donc être mis en avant pour ne pas compromettre le déplacement programmé du président Hollande en Turquie (y compris en niant ses relations avec Rojbîn, qui semblent embarrasser le ministre de l’intérieur et le président). Il est également rappelé la nécessité de renforcer la coopération policière. Tout ceci est évidemment choquant : Manuel Valls ignorait-il, le 21 janvier 2013, la possible implication du MIT dans le triple assassinat ? Les services secrets français ont-ils été défaillants à ce point ? Nous avons peine à le croire. Nous espérons que Manuel Valls aura l’occasion un jour de s’expliquer devant les autorités compétentes de son pays. Nous attendons aussi avec intérêt les explications des deux hautes personnalités qui l’accompagnaient : son conseiller diplomatique, Emmanuel Barbé, magistrat et haut fonctionnaire, aujourd’hui préfet de police des Bouches-du-Rhône et son directeur de cabinet, Thierry Lataste, préfet hors classe, aujourd’hui conseiller d’Etat en service extraordinaire.

André Métayer