Au Kurdistan de Turquie, la démocratie locale est active mais paie un lourd tribut à l’Etat

La délégation des Amitiés kurdes de Bretagne (AKB) conduite par sa Vice-présidente Marie-Brigitte Duigou, qui s’est rendue en avril 2013 au Kurdistan septentrional (Kurdistan de Turquie), a été marquée par les différentes rencontres, certaines imprévues, d’autres envisagées, d’autres encore soigneusement préparées. Le secret de la réussite d’une telle mission (échanges d’informations, témoignages de solidarité, conception et réalisation de projets de coopération) est de pouvoir compter sur de nombreux amis (de “l’intérieur” et de “l’extérieur”) d’avoir un fil conducteur et de saisir les opportunités qui se présentent. Les rencontres avec des maires kurdes comptent évidemment parmi les moments les plus intenses, car les maires, souvent élus avec plus de 80% des voix, sont les représentants d’une démocratie locale et active qui paient un lourd tribut à un État centralisateur dirigé par un premier ministre autocrate et son parti islamo-conservateur AKP. Nombre d’entre eux sont détenus, certains depuis de longs mois, d’autre sont la cible de multiples procès, certains même ont été victimes de mesures administratives et destitués.

La délégation a pu rencontrer cinq d’entre eux, assez représentatifs de la diversité des situations mais tous en butte à des tracasseries administratives et judiciaires visant à décrédibiliser leur action.

-Osman Baydemir, maire métropolitain de Diyarbakir – un million d’habitants, “capitale” politique et culturelle des Kurdes de Turquie – connu et respecté sur le plan international, en butte à de nombreux procès, en liberté conditionnelle et assigné à résidence (l’interdiction de quitter le territoire turc a été levé le 1 avril dernier).
-Abdullah Demirbas, maire de Sür, arrondissement-centre de Diyarbarkir, arrêté, détenu durant 5 mois, et libéré pour raisons médicales.
-Fadil Bedirhanoğlu, docteur en théologie, maire de Hakkari, ville préfectorale de la région éponyme, frontalière avec l’Iran et l’Irak.
-Hidir Demiroglu, maire de Çukurca, petite ville de 6 000 habitants de la région de Hakkari, “occupée” militairement par 15 000 soldats (ils ont été jusqu’à 23 000 en garnison à Çukurca).
-Mehmet Kanar, maire destitué de Çukurca. La sanction injuste qui le frappe n’a rien enlevé à l’estime que lui porte la population et à l’influence qu’il exerce dans la région.

Hakkari (Colemêrg en kurde)

Le maire de Hakkari, Fadil Bedirhanoğlu, élu en 2009 avec 80% des voix, est fier de présenter sa ville “100% kurde”, dirigée par un conseil municipal “100% kurde”, qui tire son potentiel économique de la situation frontalière avec l’Iran et l’Irak. La situation de guerre à laquelle elle est directement confrontée lui crée des difficultés extrêmement préoccupantes qui s’ajoutent à celles propres aux régions montagneuses : il faut savoir que Hakkari, qui se trouve à 1 800 m d’altitude, est entourée de sommets culminant à plus de 4 000 m. Les événements rendent les investisseurs frileux et Fadil Bedirhanoğlu met directement en cause l’Etat turc : c’est lui le responsable de l’état de guerre sans pour autant accorder aucune aide particulière, bien au contraire. Hakkari était même classée en zone 4 sur une échelle de 5 (la zone 5 étant la zone la plus riche) et même si un récent classement la met en zone 2, la situation ne s’est pas améliorée car le nombre des villes classées en zone 2 a explosé et le montant des dotations d’Etat est resté inchangé, malgré la bonne santé économique affichée par la Turquie. L’Etat, en refusant les autorisations nécessaires pour développer des activités économiques, comme l’apiculture et l’exploitation des carrières de pierre, a aggravé la situation. Hakkari, dont l’activité principale (l’élevage) est fortement perturbée (95% des pâturages sont en zone interdite) est victime d’un exode dramatique lié à un taux de chômage abyssal : de 80 000 habitants initialement, Hakkari en comptait encore 64 000 en 2009, mais n’en compte plus que 57 000 en 2013. Les jeunes de Hakkari n’ont pas tous émigré pour des raisons économiques. Le maire ne cache pas que nombre d’entre eux ont rejoint la guérilla (“ils sont partis à la montagne”). La municipalité, face à une telle situation, a été contrainte de prendre des mesures drastiques pour réduire sa dette, qui est passée de 63 millions de TL en 2009 à 38 millions de TL en 2013. Pour ce faire, la Ville n’a pu compter que sur la solidarité de ses habitants : augmentation des impôts, ventes ou mises en location de biens immobiliers municipaux, réduction de 50 % du nombre d’employés communaux.

Fadil Bedirhanoğlu : « c’est une guerre des nerfs permanente »

Fadil Bedirhanoğlu est confiant pour l’avenir et reste très optimiste quand il parle de la préparation des élections locales de 2014, malgré les pressions dont il est l’objet :

c’est une guerre des nerfs permanente, toutes les activités municipales sont sous la surveillance d’une administration gouvernementale tatillonne dont l’objectif est d’entraver l’action du maire. Je suis l’objet, depuis quatre ans, de nombreuse procédures judiciaires et suis sans cesse appelé au palais de justice. Deux de mes adjoints viennent d’être mis en garde à vue (le 24 avril 2011, ce sont 35 élus de cette ville qui ont été arrêtés et il a fallu une manifestation monstre des habitants pour qu’ils soient libérés). Les pourparlers avec Abdullah Öcalan nous donnent de l’espoir, même si nous savons que toutes les conditions pour une paix juste sont loin d’être remplies : il faut, et c’est de la responsabilité de l’Etat, convaincre les opposants à la paix et ils sont nombreux ! Il faut, et c’est de la responsabilité de l’Etat, donner à la population qui a été contrainte à l’exil une aide au retour qui lui permettra de se réinstaller. Il faut que la communauté internationale fasse pression sur la Turquie. Il faut enfin sortir le PKK de la liste des organisations terroristes. La France ne doit pas signer les accords sécuritaires avec la Turquie, sous peine de se trouver complice d’une politique qui emprisonne des personnes pour des activités accomplies en toute légalité.

Çukurca (Çelê en kurde) : 6 000 habitants et une garnison de 15 000 militaires !

Çukurca est une petite localité de 6 000 habitants, frontalière avec l’Irak. Elle est en territoire occupée depuis plus de trente ans et aujourd’hui encore elle abrite une garnison militaire qui a été jusqu’à quatre fois plus nombreuse que la population civile. Les populations, civile et militaire, cohabitent tant bien que mal sans se mélanger, mais sans incidents majeurs, hormis les faits de guerre entre militaires turcs et combattants de la guérilla dont les plus sanglants se sont déroulés en octobre 2011. Comme dans toute les guerres, l’armée a pratiqué la politique de la terre brulée : villages incendiés, pâturages minés, frontière fermée, activités économiques en sommeil, commerces fermés, visites rares d’étrangers ou de personnalités gouvernementales. Çukurca a grand besoin d’aide pour relancer son économie agricole.

Demandes de jumelages

Les jumelages entre villes de différents pays furent un moyen pour aider à la réconciliation entre citoyens de pays qui s’étaient faits la guerre, en favorisant la connaissance de l’autre par les échanges, linguistiques, amicaux, culturels, avant d’être complétés par des échanges de savoir, de formation, et les coopérations en tous genres : artistiques, sportives, économiques et sociales. On se souviendra du rôle primordial joué par les jumelages dans la réconciliation franco-allemande après la dernière guerre mondiale. La délégation des Amitiés kurdes de Bretagne est porteuse de demandes en ce sens, tant de Fadil Bedirhanoğlu, maire de Hakkari, que de Hidir Demiroğlu, maire de Çukurca, qui souhaitent entrer en contact avec une ville française. A l’instar de la ville de Diyarbakir qui, depuis 1977, poursuit avec la ville de Rennes un long compagnonnage qui se traduit aujourd’hui par des actions de coopérations significatives qui ont été évoquées lorsque la délégation a été reçue le 26 avril dernier par Osman Baydemir, maire de Diyarbakir.

Diyarbakir (Amed en kurde) : 8 000 ans d’histoire

Le discours devient lyrique quand Osman Baydemir parle de sa ville, dont il est le maire métropolitain :

Diyarbakir, 8 000 ans d’histoire, a un riche potentiel historique, géographique et culturel, c’est une cité multi-identitaire, multi-culturelle et multilingue, son développement économique la classe parmi les capitales du Moyen-Orient. La politique de la Ville est de tout mettre en œuvre pour conserver cet héritage commun et, actuellement, on procède au nettoyage des abords des remparts, on promeut la protection intra-muros. La création d’un musée est à l’étude tandis que la Ville rachète les maisons anciennes. L’année 2013 a été baptisée “Année des remparts”. Intramuros, vallée du Tigre et jardins devrait être bientôt classé au patrimoine culturel de l’UNESCO. Une première validation a été donnée par une réunion de spécialistes de 15 pays. Développer l’activité touristique, c’est aussi développer une politique sociale car elle est un potentiel de lutte contre la pauvreté et pour la paix. Mais le dynamisme réside dans la présence des jeunes : 49 % de la population a en dessous de 19 ans, 65 % a moins de 25 ans. La Ville est passée en 10 ans de 225 000 habitants à 1 million du fait de l’exode rural forcé (politique des villages brûlés par les Turcs au prétexte de vaincre la guérilla). Le développement de l’action sociale a été vital pour s’adapter et intégrer ces migrants. Le meilleur exemple est celui de Summer Park, 80 000 m2 qui centralisent lieux d’accueil, d’information et de formation pour les femmes, les jeunes, les handicapés. On y a construit aussi un théâtre, une bibliothèque, une salle de mariage. La production d’eau potable, élément indispensable pour le développement d’une ville, a été aussi une bataille gagnée. Je veux prouver que la décentralisation est une clé pour la réussite.

m-b._duigou_et_a._demirbas_mairie_de_sur.jpgAbdullah Demirbas, maire de Sur, arrondissement-centre de Diyarbarkir intra muros, précise :

la guerre a laissé des plaies profondes : aucune identité, ethnique ou religieuse, ne doit être une barrière au service rendu, ce qui, par exemple, se traduit concrètement, dans l’arrondissement de Sur, à proximité d’une mosquée, par la construction d’une maison de culte pour les Alevis et la restauration d’une église arménienne. L’arrondissement de Sur est concerné par les rénovations intra-muros et le maire que je suis veille à ce que cette rénovation ne se transforme pas en une spéculation immobilière. Il faut conserver coûte que coûte la dimension sociale du projet et mener une réflexion sur les aspects humains. Nous voulons imposer une réhabilitation des logements sur les lieux mêmes et permettre aux habitants de se reloger sur place. L’idée est de leur proposer à chacun d’être propriétaire de son nouvel appartement en rachetant son ancienne demeure à sa juste valeur et en favorisant l’acquisition de l’appartement neuf par une politique de prix abordable. Il faut aussi penser aux infrastructures qui facilitent la vie comme les transports et les espaces verts. Encore faut-il convaincre TOKI (‘agence nationale pour le logement social, créé en 1984, destinée à répondre au déficit en logement), ce qui n’est pas chose faite !

Accueil des kurdes syriens

jeune_refugiee_syrienne_ben_u_sen.jpg2 000 familles kurdes de Syrie sont accueillies par les habitants de Diyarbakir qui les aident à se loger, à se nourrir… en toute illégalité. L’État veut les obliger à intégrer les camps de réfugiés mais ces familles s’y refusent car, mal acceptées par les populations arabes, elles s’estiment ne pas être en sécurité. Les villes kurdes apportent par ailleurs une aide alimentaire au camp de Nusaybin.

Les migrants poseront un problème social dans le temps et il y a urgence à ouvrir un nouveau camp

conclut Osman Baydemir.

André Métayer, Marie-Brigitte Duigou