Bombardement meurtrier : la Turquie accusée de crime de guerre

RojTV, la télévision kurde en exil, la “bête noire” que le gouvernement turc veut faire interdire à tout prix, l’a annoncé la première et ne cesse depuis cette triste nuit du 28 décembre dernier de diffuser des informations relatives à l’attaque d’un groupe de villageois sans armes, près de la frontière turque, en territoire irakien, par quatre chasseurs F-16 de l’aviation turque. Dans un premier temps les communiqués militaires annoncèrent que l’aviation avait bombardé un groupe de rebelles du PKK qui tentaient de s’infiltrer en Turquie ; puis le gouvernement AKP, devant l’évidence, parla d’incident dont “le résultat est malheureusement malencontreux et affligeant”. Ses regrets, sa promesse d’enquête arrivèrent bien tard, trop tard pour apaiser la douleur, la colère et la révolte d’une population persuadée que l’attaque qui fit 35 tués, tous des jeunes, voire des enfants, était délibérée et passible d’être qualifiée de crime de guerre. La presse internationale commence à sortir, prudemment, de son silence.

La thèse d’un “accident opérationnel” peu crédible

La thèse officielle de l’accident opérationnel est loin de convaincre les observateurs, comme ceux de l’IHD qui font remarquer que les “contrebandiers” qu’on aurait confondu avec un groupe de rebelles armés n’ont pu échapper à l’observation des postes militaires postés tout le long de la frontière dont les sentiers de muletiers, à portée de jumelles, sont empruntés par une population locale s’adonnant au commerce transfrontalier, illégal, bien sûr, mais toléré ; la hiérarchie militaire ne pouvait pas ne pas être informée précisément des pratiques de cette économie souterraine, celle des gagne-petits qui se déplacent à dos d’âne[[À ne pas confondre avec le trafic organisé aux postes frontières : qui n’a pas vu la noria de camions vides de marchandises mais dotés d’immenses réservoirs permettant d’importer en Turquie à bon marché le pétrole brut irakien?]] .

Émotion et appel au “soulèvement”

Les médias turcs, pourtant sous contrôle du gouvernement AKP, ont osé quelques critiques : “L’Etat a bombardé son peuple”, (journal libéral Taraf), “Le gouvernement ne peut pas, ne doit pas faire enterrer cette affaire” (Le Vatan), “Pourquoi personne ne s’est excusé au nom du gouvernement?” (Journal Milliyet). Kemal Kiliçdaroglu, le chef du principal parti d’opposition pro-laïque CHP, a appelé le gouvernement à démissionner.
Le jeune âge des victimes, certains n’ont que 13 ans, a décuplé l’émotion d’une population choquée par l’attitude du gouvernement. L’inhumation des victimes a été suivie de scènes de colère : “Erdogan, imbécile, Öcalan aura ta peau”, a clamé la foule réclamant vengeance. Selahattin Demirtas, co-président BDP, était présent, avec nombre de députés et d’élus locaux qui s’étaient rendus immédiatement sur place. ” C’est clairement un massacre de civils, le dissimuler serait un crime contre l’humanité ” a déclaré Selahattin Demirtas invitant la population à réagir fortement. ” C’est un massacre organisé et planifié” dit le communiqué du PKK qui, lui, appelle à un “soulèvement”. Le Congrès National du Kurdistan (KNK) appelle les organisations internationales à condamner ces massacres ; il demande aux pays européens et aux Etats-Unis d’appliquer un embargo sur les ventes d’armes et à suspendre leurs relations économiques avec la Turquie.
De nombreuses manifestations, parfois violentes, se sont déroulées dans le pays, à commencer par celle d’Istanbul, où la police a procédé à des arrestations, mais aussi à Sirnak, Hakkari, Mus et Diyarbakir. Les Kurdes d’Irak ont également manifesté leur solidarité à Erbil où un drapeau turc a été brûlé. La diaspora kurde s’est mobilisée ; des centaines de personnes sont descendues dans les rues de Lausanne, La Haye, Strasbourg, Rome, Londres où des incidents ont eu lieu ; les Kurdes de Paris ont manifesté place de la République et une soixantaine d’entre eux ont occupé le bâtiment de TF1. Un face à face musclé a opposé durant plusieurs heures les forces de l’ordre aux Kurdes de Marseille qui ont brûlé l’effigie du Premier ministre turc, R.T. Erdogan. Samedi, les Kurdes de Bretagne manifesteront à Rennes.

Réactions : MRAP, Parti Socialiste, Parti communiste, UDB

Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) condamne avec force le bombardement par l’armée turque de civils kurdes : “Une fois encore, le gouvernement d’Ankara choisit la force armée et la répression comme seule réponse à l’exigence de respect des droits du peuple kurde. Depuis 2009, les autorités turques ont emprisonné des milliers d’intellectuels, d’élus, de militants politiques, d’écrivains, de journalistes Cette politique du pire a pourtant montré son échec persistant. Dans le même temps, l’Allemagne emprisonne, depuis le 15 décembre 2011, M. Eyyup Doru alors qu’il venait de reconduire à l’aéroport Leyla Zana. M. Eyyup Doru, à qui la France a accordé le statut de réfugié politique est le représentant pour l’Europe du BDP (Parti pour la Paix et la Démocratie), parti légal, formant un groupe politique de 35 députés au sein du Parlement de Turquie. Il est également l’interlocuteur privilégié pour la question kurde des différentes instances du Parlement européen et du Conseil de l’Europe. Il est urgent que l ‘Union Européenne mette fin à sa politique complice concernant la question kurde. Elle doit appliquer un embargo sur les ventes d’armes à la Turquie, cesser de poursuivre les militants kurdes et exiger enfin un règlement pacifique de cette question dans le respect du droit international”.

Le Parti Socialiste français fait part de sa “consternation ” à l’annonce de la mort de 35 villageois tués à la suite d’un raid aérien nocturne opéré par l’aviation turque : “…Depuis un an, les affrontements entre les militants kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qualifiés de terroristes par la Turquie et l’UE, et l’armée turque ont fait plusieurs dizaines de victimes de part et d’autre, et plus de 45 000 depuis 1984… Le Parti socialiste réaffirme sa position en appelant une nouvelle fois à une résolution politique et pacifique de la question kurde en Turquie.”

Le Parti Communiste français condamne fermement l’acharnement du gouvernement de Mr Recep Tayyip Erdogan à l’encontre du peuple kurde : “La politique de répression conduite par le gouvernement turc conduit à l’assassinat de civils, à l’emprisonnement de centaines d’opposants, de journalistes, d’avocats et d’élus. La Turquie, membre important de l’OTAN, se permet non seulement d’écarter sa responsabilité dans le génocide des arméniens mais, en plus, use chaque jour de la répression la plus sauvage contre le peuple kurde dans le consternant silence de la France et de l’Union européenne. Il est temps que Nicolas Sarkozy et ses partenaires européens entendent la colère légitime du peuple kurde, reconnaissent ses droits et fassent entendre clairement jusqu’à Ankara l’indignation profonde suscitée par une répression révoltante”.

Le groupe “UDB [Union Démocratique bretonne], autonomie et écologie” au Conseil régional de Bretagne souhaite attirer l’attention sur la situation de M. Eyyup Doru, dit Faruk, représentant officiel en Europe du BDP (Parti pour la démocratie et la paix), qui est en état d’arrestation en Allemagne, à Munich, depuis le 15 décembre 2011, bien que disposant du statut de réfugié politique en France. Cette incarcération dont il est I’objet “semble s’inscrire dans un processus d’intimidation visant à faire taire M. Doru et à dissuader ses soutiens en Europe […] Monsieur Doru réside à Rennes depuis 1998. Il a joué un rôle actif dans l’établissement de relations de coopération et d’amitié entre la Ville de Rennes et Diyarbakir, la capitale du Kurdistan de Turquie.” Le groupe “UDB, autonomie et écologie” – Strollad UDB – Emrenerezh hag Ekologiezh – demande aux autorités allemandes compétentes d’accélérer sa libération.

Dernière heure : Le recours présenté par son avocat ayant été rejeté, Faruk reste en prison dans l’attente de son procès à l’issue duquel il risque l’extradition.

André Métayer