Chris Den Hond : “Erdoğan traverse une mauvaise passe”

Recep Tayyip Erdoğan traverse une mauvaise passe. L’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis annonce un durcissement des relations américano-turques. Et sur le plan interne, le président turc se trouve de plus en plus isolé, avec comme seul allié les redoutables Loups gris du Parti d’action nationaliste (MHP). Alors que les élections se profilent en 2023, Erdoğan semble en difficulté et fait feu de tout bois.

Chris Den Hond, vidéo-journaliste et auteur de plusieurs reportages, notamment sur les Kurdes, dévoile avec justesse, dans Orient XXI, une situation inédite, en mêlant ses observations personnelles à celles de journalistes, comme Ragip Duran ou Fehim Taştekin, ou à celle d’Ahmet Insel, professeur émérite de l’Université de Galatasaray à Istanbul, auteur de “La nouvelle Turquie d’Erdoğan, du rêve démocratique à la dérive autoritaire” (La Découverte 2015).

Ragip Duran, ancien correspondant de la BBC, de l’AFP et de Libération, emprisonné en 1998 pour des articles écrits en 1994 parus dans le journal kurde Özgür Ülke et à nouveau condamné en 2016 à 18 mois d’emprisonnement au motif de « propagande en faveur d’une organisation terroriste », vit aujourd’hui en exil. Fehim Taştekin, auteur de “Rojava Kürtlerin Zamanı” (L’heure des Kurdes du Rojava), journaliste un temps à Radikal et Hürriyet et à la principale télévision d’opposition IMC, aujourd’hui fermée par Erdoğan, vit également en exil. Chris Den Hond, qui a apporté sa participation à RojTV, dans les années 1990, est co-auteur du film documentaire “Rojava : une utopie au cœur du chaos syrien” et co-auteur du livre “La commune du Rojava, l’alternative kurde à l’Etat-nation” (Syllepse, 2017).

Erdoğan n’a qu’un allié, le MHP, un parti d’extrême droite.

Pour Chris Den Hond, Erdoğan est en difficulté sur la scène politique intérieure. Pour l’instant, il n’a qu’un allié, le Parti d’action nationaliste (MHP), d’extrême droite.

Le MHP a une longue tradition antireligieuse et ultranationaliste. Quand il s’allie avec les islamo-conservateurs de l’AKP, un courant fait scission et crée le IYI Partisi. D’autre part, Erdoğan doit faire face à des défections importantes dans son propre parti AKP. L’ancien premier ministre Ahmet Davutoğlu et l’ancien ministre de l’économie Ali Babacan ont fondé deux partis opposés à l’AKP qui lui feront certainement perdre des voix.

Le front antigouvernemental devient majoritaire dans les sondages, complète Ragip Duran. Erdoğan est condamné à s’entendre avec son allié d’extrême droite et à essayer de diviser l’opposition.

Depuis plus d’un an tous les sondages annoncent que l’AKP et le MHP obtiendraient moins de 50 % des voix.

C’est pourquoi Erdoğan est à la recherche de nouveaux alliés, mais ça risque d’être compliqué, parce que l’animosité avec les principaux partis d’opposition reste très vive,

explique Ragip Duran. Il ne peut plus s’entendre avec les Kurdes du Parti démocratique des peuples (HDP), ni avec le principal parti de l’opposition CHP, ni avec le IYI Partisi (le Bon parti) de Meral Akşener qui totalise environ 10 % d’intentions de vote.

La stratégie d’Erdoğan

Pour Fehim Tastekin, le partenariat AKP-MHP est fondé sur deux points majeurs : écraser les gülenistes et les Kurdes.

Le coup d’État des gülenistes en 2016 était un signe de désespoir. Erdoğan avait fiché 8 000 gülenistes dans l’armée et se préparait à les limoger ou à les emprisonner.

Il explique la stratégie : Erdoğan joue les gülenistes contre l’armée et, ensuite, essaie, sans trop de succès, de jouer les Kurdes contre les gülenistes et, comme cela ne fonctionne pas, il se tourne alors vers l’extrême-droite pour s’assurer un régime présidentiel autoritaire.

La répression contre toute l’opposition, qu’elle soit güleniste, kurde, de gauche, associative, arménienne ou autre, a fait plus de 50 000 arrestations, note encore Fehim Tastekin, dont des députés et le licenciement de plus de 100 000 employés du secteur public, un exode de journalistes, politiques, chercheurs… Du jamais vu. Plus de cinquante maires kurdes démocratiquement élus sur les listes du HDP ont été révoqués et remplacés par des fidèles d’Erdoğan. Le HDP risque d’être interdit et la plupart de ses dirigeants se trouvent déjà en prison. Celles et ceux qui continuent à militer sont désormais confrontés à des mises en accusation pour des prétextes étonnants, comme avoir organisé en Turquie des marches de solidarité avec Kobanê en 2014 contre l’organisation État islamique.

Sur le plan international, l’horizon s’obscurcit aussi pour Recep Tayyip Erdoğan, note Chris Den Hond, avec l’arrivée d’Antony Blinken, le nouveau secrétaire d’État américain qui a déjà déclaré que Washington sera du côté des Chypriotes, des Grecs et des Kurdes. Mais, souligne Fehim Tastekin, Erdoğan ne laissera pas tomber les États-Unis en faveur de la Russie. Le calcul d’Erdoğan est simple : s’il peut améliorer un peu la relation entre la Turquie et la Russie, il peut faire du chantage sur les États-Unis et l’Union européenne en raison de l’importance géostratégique turque.

La contestation étudiante à nouveau dans la rue

Dernière épisode : Erdoğan vient de remplacer le recteur de l’université du Bosphore à Istanbul par un membre conservateur de son parti. Les manifestations des étudiants sont réprimées à coups de matraque et le ministre de l’intérieur s’en est pris au mouvement LGBT, partie très active dans la protestation, en les qualifiant de « détraqués du LGBT ».

Nous allons mener vers l’avenir, non pas une jeunesse LGBT, mais une jeunesse digne de l’histoire glorieuse de cette nation,

a ajouté Erdoğan le 1er février 2021 au cours d’un discours au ton menaçant.

Et Chris Den Hond de conclure :

Tous les opposants démocrates attendent maintenant avec impatience la chute d’un régime dont les tendances autoritaires sont désormais largement contestées.

André Métayer

Une cinquantaine de sénateurs américains démocrates et républicains alertent le président Biden sur la situation des droits de l’homme en Turquie et la politique étrangère belliqueuse du régime autoritaire turc.

La Turquie reste une alliée importante dans une région significative du monde et c’est précisément pour cette raison que nous vous écrivons aujourd’hui. Nous croyons que les Etats-Unis doivent exiger de leurs alliés et partenaires des un standard plus élevé et parler plus franchement avec eux des questions de droits de l’homme et du recul démocratique.

Les sénateurs appellent le président à signifier au Président Erdogan et à son administration

qu’ils doivent arrêter immédiatement leur répression des dissidents à l’intérieur et à l’extérieur du pays, libérer les prisonniers politiques et les prisonniers de conscience et inverser le cours autoritaire de leur régime.