Erdoğan aux abois joue la carte du pire

En ouvrant des négociations avec Abdullah Öcalan, président du PKK et figure charismatique de la rébellion kurde, emprisonné à vie depuis 1999, le président de Turquie Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier Ministre, avait donné espoir aux Kurdes en une paix prochaine.

Il voulait en fait, en prévision des élections législatives de juin dernier, acheter les voix kurdes pour obtenir la majorité absolue au Parlement et instaurer une présidence autoritaire, un sultanat du XXI° siècle. Il a joué et il a perdu : la répression de la place Taksim, les différents scandales vite étouffés, les difficultés économiques et sa politique néo-islamiste encourageant en sous-main les djihadistes de l’Etat islamique ont détourné de l’AKP, dont il est le président fondateur, les Kurdes “pieux et conservateurs” et les Turcs épris de plus de démocratie, de liberté et de justice sociale qui votaient encore AKP.

Selahattin Demirtaş, président du parti pro kurde HDP (Parti démocratique des Peuples), a su garder sa forte base militante kurde et capter ces forces nouvelles pour réaliser un score qui lui a permis de faire rentrer 80 députés au Parlement et de priver l’AKP de la majorité nécessaire pour installer le nouveau Sultan. 80% des électeurs kurdes votent aujourd’hui HDP. Erdoğan se devait donc de créer une situation nouvelle, du style “moi ou le chaos”, pour renverser la table, provoquer de nouvelles élections et éliminer par tous les moyens l’opposition démocratique.

L’attentat de Suruç vole au secours d’Erdoğan

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L’attentat de Suruç->950] est arrivé d’une façon bien trop providentielle et la réaction d’Erdoğan a été bien trop rapide pour ne pas suspecter légitimement un coup bien préparé, un de ces coups tordus du MIT – les services secrets turcs – qui consistent à faire endosser par l’adversaire un méfait voulu, permis ou couvert. Rappelons pour mémoire le plasticage d’une librairie de Şemdinli par 4 membres du MIT ou le faux- vrai mitraillage du minibus de Beytüşebap.

L’hypothèse d’une manipulation est donc plausible. Today’s Zaman a d’ailleurs publié dès le 24/07/2015, 4 jours après l’attentat, un tweet du lanceur d’alerte Fuat Avni (qui serait une taupe dans les cercles du pouvoir) affirmant que “le président Recep Tayyip Erdoğan est derrière l’attentat suicide meurtrier de lundi dernier à Suruç”. D’après ce mystérieux correspondant, dont les informations se révèlent habituellement exactes, les cellules terroristes de l’Etat islamique (EI) auraient agi sur instruction et contrôle direct du patron du MIT, Hakan Fidan, l’homme-lige du président. L’objectif de cette manœuvre dilatoire, soigneusement préparée, est à l’évidence de semer le chaos pour ouvrir, après dissolution du Parlement et marginalisation des oppositions, la voie au pouvoir au bénéfice de l’AKP. La date pour de nouvelles élections est déjà fixée (le 22 novembre prochain).

Pour Erdoğan, le plus grand danger n’est pas l’Etat islamique

A la suite à cet attentat, la Turquie a autorisé les États-Unis à utiliser sa base aérienne d’Incirlik et, en contre-partie, son partenaire américain lui a laissé le champ libre quant à la poursuite de sa politique intérieure anti-kurde. Mais la réaction massive, brutale et sanglante d’Erdoğan contre le PKK et la population kurde a été jugée “excessive” par ses amis américains et européens, pourtant complaisants, au regard du peu d’engagement des forces turques contre les djihadistes de l’État islamique. Cet objectif n° 1 de la coalition emmenée par les États-Unis n’est visiblement pas celui de la Turquie. Pour Erdoğan, le plus grand danger n’est pas l’État islamique mais les Kurdes, non pas parce qu’ils auraient des prétentions indépendantistes mais parce qu’ils prônent un modèle de société basé sur un concept d’autonomie démocratique. Ce concept incluant toutes les nationalités et toutes les religions et respectant la laïcité et l’égalité homme/femme est déjà mis en place par l’Assemblée législative du Rojava (Kurdistan de Syrie) et prôné au Kurdistan de Turquie par l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK) qui préconise, partout où s’est possible, la création de “Conseils de Citoyens libres”. Ce mode d’organisation est bien entendu inacceptable pour le Sultan, tant à l’intérieur qu’aux marches de son empire.

Abdullah Demirbaş de nouveau arrêté

De nouvelles élections peuvent-elles changer la donne ? Erdoğan peut-il reprendre la main ? Il espère siphonner les voix ultranationalistes et xénophobes du parti d’extrême droite MHP, grappiller des voix chez les électeurs les plus nationalistes du CHP (parti laïc de tendance social-démocrate) et faire revenir au sein de l’AKP quelques Kurdes transfuges, parmi les plus conservateurs. Intimidations et bourrage des urnes sont à craindre. Déjà plus de 1 500 arrestations ont été opérées parmi les militants kurdes, dont notre ami Abdullah Demirbaş, ancien maire de l’arrondissement centre de Diyarbakir. On peut redouter beaucoup de violence, comme le note Cenzig Aktar, politologue, éditorialiste et écrivain turc, professeur à l’Université Bahçesehir et spécialiste des relations entre la Turquie et l’Union européenne, qui promet néanmoins “une raclée” à l’AKP :

aux élections de juin, les Turcs ont dénié la majorité à l’AKP, parce qu’ils rejetaient la réforme de la Constitution réclamée par Erdoğan, qui veut concentrer tous les pouvoirs. Ce message, Erdoğan refuse de l’entendre. Il est dans un état de panique. Il croit pouvoir retrouver sa majorité, mais il omet un facteur. Depuis 2013 et les pourparlers de paix entre l’État et le PKK, les Turcs, comme les Kurdes, ont goûté un climat de paix. Ils ne sont pas prêts à le sacrifier

(Ouest France, 10/08/15).

Le pion intouchable

Va-t-on laisser les Kurdes se faire massacrer? Ce ne serait pas la première fois que les Kurdes seraient sacrifiés sur l’autel des intérêts les grandes puissances. Mais les Kurdes sont aujourd’hui incontournables sur le grand échiquier du Moyen-Orient,

une sorte de « pion intouchable », non pour des raisons humanitaires mais par crainte de briser un équilibre instable,

comme l’écrivait en 2006 Piotr Romanov (Ria Novosti). L’accord historique entre l’Iran et les grandes puissances renforce la lutte anti-EI mais en modifie la donne. L’entrée de ce puissant pays chiite réintroduit dans le jeu diplomatique et militaire le toujours président Bachar Al Assad, dont il est l’allié indéfectible, appuyé en cela par la Russie et le Hezbollah libanais. Dans ce jeu complexe, les grandes puissances occidentales doivent tenir compte des forces combattantes kurdes (YPG, HPG, peshmergas) – les seules forces combattantes au sol – mais aussi de l’aura dont elles jouissent au niveau international. La répression turque anti-kurde ne peut donc pas être considérée comme une affaire exclusivement intérieure à la Turquie. Comment ne pas s’étonner alors du soutien de la diplomatie européenne – et notamment française – à la politique turque anti-kurde ? Nous sommes las de constater l’influence de certains cercles parisiens qui guident, voire dictent, la politique de la France en la matière. Il est quand même surprenant que la France, qui n’a pas hésité à faire preuve de fermeté face à Vladimir Poutine quand il s’est agi des Ukrainiens, faisant fi des dommages collatéraux économiques et diplomatiques, n’use pas de la même fermeté vis-à-vis d’Erdoğan quand il s’agit des Kurdes. Le récent accord franco-russe à propos des navires de classe Mistral apporte la preuve qu’une politique ferme n’est pas antinomique d’une diplomatie active et de relations constructives, à défaut d’être amicales.

André Métayer