Erdogan/Barzani à Diyarbakir : alliés objectifs et faux amis

Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan et le Président de la région autonome du Kurdistan d’Irak, Massoud Barzani, se sont rencontrés samedi 16 novembre à Diyarbakir en « Turquie du sud-est ». Cette rencontre avait pour objet le renforcement des liens économiques entre le Kurdistan irakien et son premier investisseur étranger, la Turquie. La société holding OYAK[[Créée en 1961, OYAK est composée de 26 sociétés couvrant des activités d’équipement de véhicules, de finance, du ciment, d’alimentation, de la chimie et de service, emploie 12 572 personnes et compte 180 000 membres officiers militaires. Son conseil d’administration n’est composé que de militaires de carrière (source : Institut kurde de Paris).]], par exemple, est très active, notamment dans le secteur du bâtiment. A l’ordre du jour figuraient bien entendu les contrats pétroliers qui sont économiquement et stratégiquement de première importance – c’est un marché annuel de vingt cinq milliards de dollars – tant pour le gouvernement régional du Kurdistan qui, malgré les protestations de Bagdad, entend garder le droit d’exploiter et de vendre “son” pétrole, que pour la Turquie qui a besoin de sécuriser son approvisionnement en matière énergétique.

Le lieu de cette rencontre, Diyarbakir, n’a pas été choisi par hasard. Il montre que le premier ministre turc et fondateur de l’AKP, parti islamo-conservateur au pouvoir, est en campagne électorale. Il montre aussi les ambitions du président de la région autonome du Kurdistan d’Irak.

Erdogan fait des avances à Barzani

Diyarbakir ambitionne d’être, à l’instar d’Erbil (Hewlêr en kurde) au Kurdistan-sud, la capitale du Kurdistan-nord dans une République de Turquie moderne, décentralisée et démocratique qui reconnaitra l’identité kurde. Diyarbakir l’est déjà pour les millions de Kurdes, militants et/ou sympathisants du BDP kurde (Parti pour la Paix et la Démocratie) qui, lui aussi, est entré en campagne électorale. Il vient de porter le fer en Turquie occidentale, notamment à Istanbul où vivent 3 millions de Kurdes, en créant un nouveau parti politique, le HDP (Parti de la Démocratie du Peuple) avec comme objectif de rapprocher, voire de fusionner, en vue des élections locales de mars 2014, les forces pro-kurdes avec toutes celles qui se sont manifestées lors du mouvement protestataire du parc stambouliote de Gezi.

R.T. Erdogan se devait donc de réagir d’autant plus qu’il est contesté dans son propre camp par le puissant lobby socio-religieux et économique constitué par la confrérie islamiste de l’imam turc Fethullah Gülen, fidèle soutien d’Abdullah Gül, président actuel de la Turquie et concurrent sérieux pour la prochaine élection présidentielle de juin 2014. La résolution de la question kurde pouvant faire la différence, R.T. Erdogan contre-attaque en visant la mairie métropolitaine de Diyarbakir. Un coup de bluff ! Mais une victoire de l’AKP aux élections locales et régionales de mars 2014 en terre kurde serait décisive pour remporter l’objectif qu’il s’est fixé avant tout : devenir le tout puissant président de Turquie, lors des prochaines échéances, en juin 2014, et asseoir son pouvoir dominateur après les élections législatives de 2015 qui lui apporteraient la majorité nécessaire pour un changement constitutionnel à sa main. Un changement constitutionnel, aujourd’hui, au point mort, la commission parlementaire ad hoc s’étant séparée sur un échec. Un coup de bluff ! Sauf si des alliances, même de circonstances, venaient brouiller les cartes. A défaut, il pourrait relancer le processus de paix, moribond, avec une personnalité kurde présentable aux yeux de l’opinion internationale, ce qui constituerait un de ses coups politiques dont il est coutumier. Marginaliser le PKK et son leader Abdullah Öcalan, n’est pas non plus pour déplaire à Massoud Barzani qui a besoin aussi de renforcer sa position de leader tant au Kurdistan-sud qu’en république d’Irak et sur la scène internationale.

“Barzani, tu vas être candidat de l’AKP à Diyarbakir ?”

“Le processus de paix se développera avec le soutien de mes frères de Diyarbakir. Le Turc et le Kurde ne doivent plus se déchirer, ils ne se déchireront plus,” a promis le chef du gouvernement turc en présence de son hôte Massoud Barzani, qui a lancé le même appel à la paix et à la réconciliation : “le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan a fait un pas en avant très courageux vers la paix. Je veux que mes frères kurdes et turcs apportent leur soutien au projet de paix”. La presse turque a souligné que le premier souhaitait profiter de l’aura du second auprès des Kurdes de Turquie pour relancer les pourparlers engagés avec le chef historique du PKK, Abdullah Öcalan, qui aujourd’hui patinent. Massoud Barzani a pu croire qu’il allait réussir à damer le pion à Öcalan et débloquer la situation quand Erdogan a évoqué “les jours où les combattants du PKK auront quitté les montagnes et où les prisons seront vides”. Mais ses “frères kurdes,” dont il a pu mesurer la tiédeur de l’accueil, ne se sont pas laissés abuser par les promesses sans cesse renouvelées mais jamais tenues. Et ce fut encore le cas deux jours plus tard, une mise au point gouvernementale écartant catégoriquement toute perspective d’amnistie générale qui pourtant aurait relancé le processus de paix actuellement en cours.

Cette rencontre très médiatisée entre deux faux amis, mais alliés objectifs quant il s’agit de faire des affaires, était digne d’une comédie de boulevard. Les responsables du BDP, notamment ceux de Diyarbakir, sont restés ostensiblement à l’écart, tout en assurant le service minimum exigé par les règles de la courtoisie, mais quelques centaines de leurs militants, néanmoins, ont manifesté leur agacement avec ironie : “Barzani, tu vas être candidat de l’AKP à Diyarbakir ?” pouvait-on lire sur leurs pancartes.

Pour autant les deux dirigeants auraient des raisons de s’entendre. Sur le dossier du Rojava (Kurdistan syrien), par exemple, après la décision du Parti de l’Union démocratique (PYD) de créer une administration autonome dans les territoires du nord de la Syrie. Les succès militaires de ses forces combattantes, les YPG, présentées comme la branche syrienne des HPG (forces combattantes du PKK), permettent d’asseoir une administration civile qui s’appuie sur les assemblées citoyennes décentralisées. La constitution d’un Kurdistan autonome en Syrie est évidemment vue comme une menace par Ankara et Massoud Barzani, qui rêve d’établir un protectorat sur cette région, voit dans le PYD, qui bénéficie de l’appui du BDP, une opposition avec laquelle il va falloir compter. D’autant plus qu’il sort des dernières élections législatives certes en pole position, mais néanmoins affaibli. A cette date, aucune alliance n’a été trouvée pour former le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. Le PDK, son parti, arrivé en tête avec 38% des voix, doit trouver un accord avec l’une des trois autres principales formations politiques qui rechignent à s’allier avec un parti soupçonné de fraudes et de manipulations.

L’union est un combat, peut-on lire dans la déclaration finale du colloque parisien du mois dernier et les Kurdes y sont aussi confrontés.

Ils devront, pour s’imposer sur la scène internationale, réaliser l’unité entre les quatre parties du Kurdistan (Turquie, Iran, Irak, Syrie), sous une forme qui leur reste à définir ensemble. C’est l’enjeu du premier Congrès national Kurde que Massoud Barzani doit accueillir à Erbil au Kurdistan-sud.

André Métayer