Erdoğan joue son va-tout en enfonçant la Turquie dans la guerre

La Turquie s’enfonce dans une guerre tous azimuts. Un terrible attentat visant un convoi militaire a fait 28 morts – dont 27 militaires – et une soixantaine de blessés le 17 février, en plein centre d’Ankara. D’après l’agence officielle du gouvernement turc AA, 36 militaires et policiers auraient été tués en moins de 24 heures. L’enquête est “quasiment” bouclée, aux dires du procureur général de la République d’Ankara, complice du chef de l’Etat Recep Tayyip Erdoğan, qui a lui déjà accusé le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et le Parti de l’Union Démocratique (PYD, parti kurde de Syrie), d’avoir perpétré cette attaque : ” je n’ai aucun doute” a-t-il notamment déclaré. Pour lui et son Premier ministre Ahmet Davutoğlu, l’attentat a été planifié par les YPG, les forces combattantes du PYD, avec l’aide des “terroristes” du PKK.

Cemil Bayik, co-président du KCK et membre fondateur du PKK, a rejeté vigoureusement ces accusations “infondées”, ainsi que Saleh Muslim, coprésident du PYD, qui a notamment déclaré : “ces accusations sont clairement liées à la tentative d’intervenir en Syrie”.

Aux dernières nouvelles, Les Faucons de la Liberté du Kurdistan (TAK), un groupe dissident du PKK et opposé aux méthodes et à la stratégie de ce dernier, ont revendiqué l’attentat-suicide à la voiture piégée et affirmé avoir agi en représailles aux opérations des forces turques à Cizre.

La position va-t-en guerre d’Erdoğan contre le PYD n’a pas l’aval de son allié américain, qui lui a rappelé que la priorité était la lutte contre l’Etat islamique. Le porte-parole du Département d’Etat lui a demandé de cesser de bombarder les positions des combattants kurdes en Syrie, qualifiés au passage d’être “parmi les meilleurs combattants contre Daesh en Syrie”. Le président Barack Obama l’a appelé au téléphone et lui a demandé de “faire preuve de retenue”.

Gendarmes et policiers chargés de mener des opérations de “pacification”

La Grande Assemblée nationale de Turquie (le Parlement) n’a pas pu se mettre d’accord sur une déclaration commune condamnant l’attentat. Idris Baluken, vice-président du groupe parlementaire du HDP, a indiqué que son parti condamnait l’attaque mais qu’il ne signerait pas une déclaration qui n’évoque pas les attentats précédents survenus à Suruç, Ankara et Istanbul, ainsi que les pertes civiles causées par les affrontements dans la région kurde. Les forces armées turques se livrent en effet dans tout le Kurdistan de Turquie, principalement dans la province de Şırnak et à Diyarbakir, à une répression sans merci.

Pour la seule ville de Şırnak, “quelques 2 500 gendarmes et 1 500 policiers sont chargés de mener des opérations de pacification”. “Pacification”, le mot est lâché par la presse turque, mot tristement célèbre qui permit à la France de ne pas appeler par son nom la Guerre d’Algérie. La guerre contre les Kurdes est effectivement déclarée. Le Parti de la Démocratie des peuples (HDP) multiplie ses appels. Hişyar Özsoy, vice co-président chargé des relations extérieures et député de Bingöl, dénonce une situation alarmante dans les villes kurdes soumises à des couvre-feux incessants :

la ville de Cizre, située dans la province de Şırnak, est actuellement devenue un site où la violence soutenue par l’État et les violations des droits ont atteint leur apogée. Au cours des derniers cinquante-quatre jours ininterrompus de couvre-feu, soixante-quinze civils identifiés, et plus de vingt citoyens non identifiés ont été tués au cours des bombardements lourds effectués par les forces de sécurité.

Il dénonce également la situation dans le quartier central de Diyarbakir, Sur, qui subit un couvre-feu depuis plus de 80 jours :

200 personnes, parmi lesquelles des enfants et des personnes blessées, restent piégés dans les sous-sols de bâtiments résidentiels, au milieu des combats. Nos tentatives de médiation auprès des représentants du gouvernement pour permettre leur évacuation sont restées vaines. Nous craignons un massacre de civils, comme à Cizre.

Le HDP reçoit l’appui du Parti socialiste

Une délégation du Parti socialiste européen (PSE) et du groupe des Socialistes & Démocrates du Parlement européen, à laquelle s’était joint le secrétaire national du Parti socialiste français chargé de l’international, s’est rendue à Diyarbakir et, à cette occasion, a tenu à exprimer toute sa solidarité avec le Parti démocratique des peuples (HDP) :

le Parti socialiste demande avec force un cessez-le-feu immédiat et la reconduction dans leurs fonctions des maires démocratiquement élus. Il exige aussi que la lumière soit faite sur les exactions et crimes commis et que la Cour européenne des Droits de l’homme puisse s’en saisir. Les actions militaires et la répression policière ne peuvent résoudre durablement les choses. Toutes les parties doivent reprendre les discussions et négociations interrompues au printemps 2015 par les autorités turques

(service de presse du PS français).

Erdoğan veut refaire le coup de Suruç pour envahir le Rojava

L’attentat de Suruç du 20 juillet 2015 était arrivé d’une façon bien trop providentielle et la réaction d’Erdoğan a été bien trop rapide pour ne pas suspecter légitimement un coup tordu bien préparé. En jouant la carte du pire, il avait réussi à faire annuler les élections législatives de juin et à créer un climat délétère qui lui a permis de remporter celles de novembre. Mais sans pour autant éliminer le HDP, parti qui conteste véritablement sa politique nationaliste et anti démocratique. C’est pourquoi il s’est lancé dans une guerre qui ne veut pas dire son nom avec comme objectif d’éliminer toute forme de contestation en éradiquant notamment, mais pas seulement, la révolte kurde et le modèle de gouvernance qu’elle propose. Il ne faut donc pas s’étonner que cette violence engendre la violence. Un attentat comme celui du 17 février 2016, malheureusement prévisible, arrive à point nommé pour permettre à Erdoğan de mettre à exécution un plan préparé depuis longtemps : l’invasion du Rojava.

Le succès “intolérable” des Kurdes du Rojava

Les Kurdes du Rojava, que la Turquie avait réussi à éliminer de la table des négociations de Genève, sont en en bonne voie d’atteindre leurs objectifs, celui de réunir les trois cantons kurdes (Afrin, Kobanê et Cizîrê), celui de pouvoir proposer à une Syrie décentralisée un modèle de gouvernance qui fonctionne déjà au Rojava, décentralisé, multiconfessionnel, multiethnique, écologiste, féministe, mais aussi celui de devenir un acteur politique incontournable : n’ont-ils pas reçu fin janvier la visite de l’envoyé spécial américain et ouvert, dans le même temps une représentation à Moscou ? Leur progression sur le terrain de la reconquête n’est pas moins fulgurante. Les Forces démocratiques syriennes (FDS – alliance kurdo-arabe très largement dominée par les YPG/J) ont libéré le 19 janvier Shaddadi, dans le sud du canton de Cizîrê, place-forte de l’EI, dont les deux principales routes de ravitaillement sont désormais coupées : celle reliant Shaddadi à Mossoul et l’autre menant jusqu’à Raqqa, son principal bastion. Les FDS ont aussi libéré le champ pétrolier de Jabsah. Tout ceci est évidemment inacceptable pour l’irascible Erdoğan qui bombarde les positions des combattants kurdes dans les régions d’Alep et d’Afrin, sans pour autant les arrêter. C’est pourquoi il vole au secours du groupe Faylaq al-Cham (Légion du Levant), la branche militaire officielle des Frères musulmans, proche de la Turquie, en difficulté dans la région d’Azaz. 500 combattants syriens islamistes armés et formés en Turquie viennent de franchir la frontière pour lui prêter main-forte.

Le président Erdoğan joue son va-tout, quitte à déclencher un conflit généralisé.

André Métayer

Photo F. Legeait