Fuir la Turquie, sa guerre et ses horreurs à Afrin

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Comme plus de 500 familles originaire du canton d’Afrin, Sabri* a trouvé refuge à Kobanê. D’autres se sont installées dans le camp de la région de Shehba, au sud d’Afrin, alors que certaines ont traversé l’Euphrate pour rejoindre les villes de la Djéziré. Selon l’Administration autonome du Nord-Est de la Syrie, ce sont plus de 300 000 personnes qui ont fui le canton d’Afrin en 2018. Sabri, que Tony, président des Amitiés kurdes de Bretagne et moi avons rencontré en juin dernier, raconte ici son expérience et celle de sa famille, dont une partie vit toujours dans le canton d’Afrin, sous occupation turque dans l’indifférence et le silence de la communauté internationale.

Christophe Thomas

*Prénom modifié pour des raisons de sécurité

“20 janvier 2018, 15h20. L’enfer s’abat dans une fumée noire sur ce qui était un paradis, déchainant la mort de tous les côtés. Je suis en train de manger chez moi à Jinderes lorsqu’un ami de mon père ouvre la porte en me disant à bout de souffle : “fils, la Turquie nous attaque !” Nous courons jusqu’au toit. De là-haut, nous voyons clairement la ville et surtout la frontière avec la Turquie, les montagnes et les villages accrochés à ses flancs subissant les premiers assauts turcs. Abasourdis, nous nous pressons dans notre “base de secours”, un petit abri récemment aménagé au sous-sol. Dans mon esprit, il n’y a rien d’autre à faire que de se tenir prêt à faire face à l’invasion terrestre. Le rugissement des armes rend sourd le moindre être vivant, des plantes aux animaux, en passant par les humains. Les enfants, envahis par la terreur, courent pour se réfugier sur les genoux de leurs mères en état de choc et tout aussi terrifiées. C’est un sentiment étrange que de voir chacun plongé dans le silence.

Ce jour-là, je décide de retourner dans le village d’où est originaire ma famille et où vit encore une partie d’elle, dont mes parents. Malgré les avions et l’artillerie turque qui n’arrêtent pas leurs bombardements, je réussis à atteindre la petite localité située au nord de Jinderes.

Lorsque j’arrive, l’électricité est déjà coupée. Je vois ma mère en premier et m’avance vers elle avant qu’elle n’éclate en sanglots en me demandant ce qu’il se passe. Je reste silencieux un moment avant de lui dire “ne t’inquiète pas maman, cela s’arrêtera vite”. Elle me questionne sur les nouvelles que j’aurais pu collecter en chemin sur les combats qui viennent de débuter. Il me faut à nouveau un instant avant de pouvoir articuler “non maman, je ne sais pas grand-chose.” Les cris de joie de mon neveu de six ans, qui ne sait pas que la lueur provenant de l’avion au-dessus d’eux est un missile, mettent en colère sa mère. En me voyant, mon neveu de six ans se précipite vers moi : “mon oncle, mon oncle, j’ai vu un avion !” Je souris avant de réaliser que ma tante est là aussi, angoissée derrière ses lunettes et avec des bandages sur sa jambe et son visage. “Notre maison a été réduite en poussière, c’est un miracle que nous ayons survécu”, peine-t-elle à expliquer, des larmes de douleur coulant le long de ses joues. J’essaye, comme je peux, de la calmer.

La population se réfugie dans les villages de montagne

Le lendemain matin, Jinderes commence à se vider de ses habitants qui se dirigent vers les villages plus au nord pour se mettre en sécurité. Kefer Sefrê, Miskê, Çeqele Cumê, Xalta et d’autres petits villages comme celui de mes parents se retrouvent rapidement submergés par 25 000 personnes fuyant les combats à proximité de Jinderes, distante de quelques kilomètres seulement de la frontière syro-turque. Les locaux et les réfugiés partagent tout, la nourriture, un abri et les histoires tristes. Déjà, les nouvelles font état de nombreux martyrs tombés sur le front mais les gens gardent une confiance à tout épreuve dans leurs filles et leurs fils pour défaire l’invasion turque et ses mercenaires. Ces villages étant situés en hauteur, nous assistons impuissants à cette tragédie qui se déroule en direct, sous nos yeux.

Habitants et réfugiés forment des groupes pour monter des tours de garde dont la répartition et le roulement sont coordonnés par la commune du village. Ils s’organisent eux-mêmes pour répartir équitablement les provisions, un toit ainsi que les premiers secours nécessaires pour subvenir aux besoins des combattants blessés. Chaque village était doté d’une unité médicale mobile d’urgence.

Mais la situation s’aggrave. Alors que l’armée turque échoue à briser le front et fait face à une résistance acharnée, son artillerie prend pour cible les villages dans lesquels se sont réfugiées des milliers de personnes. Pendant 38 jours, ils ne peuvent capturer ces villages à proximité de la frontière. 38 jours de cauchemar. La nuit venue, nous nous réfugions dans les grottes aux alentours. Les enfants, les personnes âgées et la plupart des femmes y restent jusqu’au matin alors que les hommes et certaines femmes assurent les tours de garde.

Une nuit glaciale, mon frère et mes proches, originaires du village et de Jinderes, suggèrent de danser dans la grotte où ils se trouvent. Pour soulager la peur et le stress qui les habitent, ils commencent à danser sur de la musique folklorique kurde mais rapidement, les sourires qui se dessinent sur chaque visage s’effacent. Le bonheur est toujours bref… Un obus vient de tomber à proximité du village. De nouveau la terreur s’empare de chacun et le silence fait rapidement son retour dans la sombre grotte. Ma mère en larmes commence à murmurer quelque chose, sans doute des prières adressées à Dieu, comme à son habitude. Voici à quoi ressemble notre quotidien.

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La fuite vers Afrin

Notre quotidien se poursuivra jusqu’à ce que les villages de la région se mettent à tomber les uns après les autres. Se sachant abandonnées par le monde entier, les familles décident de prendre la route pour la ville d’Afrin. Les Turcs et les mercenaires ne sont plus qu’à cinq kilomètres du village et je supplie mon père de quitter sa maison. “Non mon fils, je ne peux pas quitter ma terre, il se passera ce qu’il doit se passer. Tu pars avec tes sœurs et ton frère, ta mère et moi, nous restons ici.” Finalement, nous faisons le choix de tous passer la nuit au village. Pourquoi ? Je ne sais pas trop, peut-être que nous sentons que cette nuit pourrait être la dernière où nous dormirons dans la maison de notre enfance, avec nos parents. Cette nuit-là ne voit le silence rompu que par les affrontements en cours à l’ouest de Jinderes, que l’on surplombe. Un véhicule blindé Cobra de l’armée turque ouvre le feu et l’enfer sur la ville. Ma mère est dehors, elle regarde les trainées lumineuses qui surgissent de l’obscurité se déverser sur Jinderes. Soudain, un véhicule des YPG prend pour cible le Cobra, contraint de reculer et de s’enfuir dans la pénombre. “Ce que j’ai ressenti à ce moment précis était bouleversant. Je pensais à ces soldats YPG, qui avaient une mère aussi et qui pourtant, ne montraient aucune peur. Alors je me disais que je resterai ici pour eux”, me racontera plus tard ma mère.

Le lendemain matin est consacré aux adieux. 45 jours après l’agression turque, les civils s’en vont, laissant derrière eux quelques personnes âgées déterminées à rester chez elles et des YPG positionnés autour des localités. Le village le plus proche vient de tomber entre les mains ennemies, il faut partir. Les nouvelles disent qu’il ne reste plus qu’une seule issue pour rejoindre Afrin. Il faut passer à travers les montagnes par les villages de Xalta, Çolaqa, Gewrika, Satiya, Gundê Mezin, Marata pour enfin atteindre Afrin. Après une longue dispute avec mon frère ainé, mes parents finissent par céder et décident eux aussi de quitter le village. Celles et ceux qui ont été forcés de quitter leur maison sont les seuls à connaître ce sentiment d’arrachement où l’on sent que les arbres, les pierres, les animaux et les murs pleurent cet au revoir dont on ne sait combien de temps il durera. Si ma tante relâche ses chèvres dans la nature, ma mère ne peut supporter l’idée d’abandonner les siennes. Elle les charge alors dans la remorque du tracteur qui bientôt prend la route d’Afrin. Elle n’ose pas jeter un regard en arrière. Malgré le givre sur la route, ma mère et mon père suent comme si leurs âmes avaient été arrachées avec une violence inouïe, comme on enlève avec la plus grande peine une écharde de la laine. Leurs cœurs battent tellement fort, des milliers de cris restent bloqués dans leurs gorges. Surtout ma mère. Toutes ses pensées sont pour les YPJ et YPG laissés derrière eux. Elle ne cesse de répéter que ce jour “est le pire cauchemar qu’elle n’ait jamais fait.” En l’écoutant, j’ai l’impression que ma poitrine peut exploser à tout instant. Ma petite sœur est celle d’entre nous qui supporte le moins cette situation, ce départ contraint. Elle se mure dans le silence, les yeux rouge sang de ses larmes en pensant au chat de la maison, Ricky, au temps passé dans les champs et à tous ses souvenirs.

Arrivée à Afrin et nouveaux départs

Lorsque nous arrivons, nous sommes choqués de voir à quel point Afrin est surpeuplée. Il n’y a pas un endroit où s’installer. Des milliers de familles s’entassent dans des bâtiments inachevés, sans le moindre service de base bien que les différents comités des communes locales et la population de la ville fassent leur maximum pour venir en aide au flux ininterrompu de nouveaux arrivants qui eux-mêmes, ne manquent pas de s’entraider.

La nuit du 16 mars 2018 est pour moi la pire de toutes. C’est cette nuit-là que je quitte la ville avec un convoi. De ces au revoir que je n’ai pas le temps de faire à tout le monde, je garde surtout en tête l’image de mon père, que je vois pleurer pour la première fois de ma vie. J’essaie de le convaincre : “viens avec nous, ils vont nous massacrer. S’il te plaît.” Mais mes suppliques restent vaines : “pas question, j’ai toujours vécu sur ce sol sacré, je ne peux pas abandonner l’héritage de nos aïeux, ce serait une honte pour moi d’agir de la sorte. Et si mon destin est de mourir ici, alors qu’il en soit ainsi. Part mon fils et prend soin de ta sœur ainée.” Quant à mon frère le plus âgé et ma petite sœur, ils ne peuvent eux aussi se résoudre à quitter Afrin. Peu avant que la colonne du convoi ne se mettent en marche, je n’entends rien d’autre que les sanglots et les cris des familles qui se séparent.

Nous nous dirigeons en lieu sûr plus au sud, vers la région de Shehba, alors que d’autres personnes, peu nombreuses, choisissent de revenir sur leurs pas et de rentrer chez elles, maintenant que la ligne de front s’est déplacée aux portes d’Afrin. Comme les membres de ma famille que j’ai quitté avec ma sœur ainée et qui ont aussi décidé de quitter Afrin qui est au bord de tomber, elles pensent pouvoir franchir sans trop de difficultés le front qui encercle quasiment la ville désormais. Après tout, ce ne sont que des civils. Sur leur chemin vers Jinderes, ils tombent alors sur un check-point de la soi-disant Armée syrienne libre (ASL), composée d’une multitude de groupes participant à l’invasion turque. De ce check-point, ils sont emmenés dans un village au sud-est de Jinderes, Jalama. Après avoir séparé les hommes des femmes, les mercenaires mènent des interrogatoires individuels tout en consultant d’autres personnes pour pousser plus en avant leurs investigations. La première chose que leur demandent les combattants de l’ASL est de dénoncer les familles qui ont une ou un membre dans les YPJ/YPG. Des dizaines d’habitants de la région sont détenus à Jalama. Leurs ravisseurs ne leur permettent pas de dormir à l’intérieur des maisons et c’est ainsi qu’une nuit, un vieil homme est mort de froid. Après quatre jours de privations et de souffrances, ils sont relâchés et peuvent regagner leurs villes et villages respectifs.

Un cycle sans fin à Afrin : enlèvements, tortures et pillages

En arrivant à destination, ma famille constate qu’une faction du groupe armé Ahrar al-Sharqiya occupe la ville et emprisonne tous les jeunes hommes en âge de combattre. Mon frère est lui aussi raflé, personne n’ose résister. Il me relatera plus tard les conditions de leur détention. Les yeux bandés, ils sont conduits dans un endroit où il comprend après coup que c’est ici qu’ils torturent les civils. Sans qu’aucune question ne leur soit posée, ils sont battus avec des tubes de PVC jusqu’à ce que la chair de leurs dos commence à tomber. Ces passages à tabac sont quotidiens, les tortionnaires rentrent dans la pièce où s’amassent les détenus en hurlant, en les insultant, en menaçant leurs familles tout en jurant que bientôt, ils les décapiteraient. À chaque fois qu’ils pénètrent dans la cellule, ils prennent un ou plusieurs captifs pour ces séances de torture. Les kidnappés se demandent si le ou les malheureux choisis vont cette fois-ci être tués, comme promis par leurs bourreaux.

Trois jours plus tard, ils sont remis à l’armée turque, sans que les tortures ne cessent pour autant. Au contraire, elles empirent. Les tabassages à coups de pied, de poings et à l’aide de divers objets visent particulièrement la tête, le visage et les parties génitales. Aujourd’hui encore, la vue de mon frère est troublée par un voile opaque et son audition s’est détériorée. Mon cousin, enlevé en même temps que mon grand frère a lui aussi subi les mêmes sévices. Leur calvaire a pris fin lorsqu’une rançon de 1 000 dollars pour chacun est demandée à ma famille, somme importante qu’elle s’est empressée de payer.

Aujourd’hui, Afrin est un chaos indescriptible. Elle n’est plus celle que nous connaissions. Récemment mon père m’a dit au téléphone que “les habitants d’Afrin ont été remplacés par des populations extrémistes. Les femmes ne sont plus autorisées à sortir seules. Le moindre magasin, la moindre maison, tous ont été pillés. Des familles ont été chassées de chez elles et contraintes de vivre dehors pour que prennent place à l’intérieur de leur foyer tel leader de tel groupe de bandits et leurs familles… Tu ne pourrais pas supporter çà.” Bien que les difficultés économiques soient alarmantes, il nous recommande de ne pas “envoyer d’argent. Si les occupants ici venaient à être au courant, cela pourrait être une véritable malédiction pour nous.” Ma famille comme la plupart des gens à Afrin se nourrit principalement d’olive, de plantes sauvages (notamment de mauves) et des légumes qu’elle fait pousser dans son jardin. Mais tout le monde n’a pas la chance d’avoir un jardin… Il n’y a plus de travail non plus. Malgré tout, nous gardons l’espoir qu’un jour le soleil se lève à nouveau sur Afrin.”

Sabri