Jeux de guerre civile en plein Paris

Jacques Massey, journaliste indépendant, linguiste de formation, spécialiste des questions de sécurité, auteur de plusieurs livres (“ETA : Histoire secrète d’une guerre de cent ans”, “Bioterrorisme, l’état d’alerte”, “Antiterrorisme : la méthode française”) publie dans la revue Sang-froid (en vente le 10 juillet) une excellente chronique, terriblement d’actualité, puisqu’il s’agit de lever le voile sur l’action pernicieuse des services secrets turcs (MIT) en France et en Europe, analysée à partir de l’enquête sur l’assassinat, le 9 janvier 2013, de trois militantes kurdes à Paris, crime politique par excellence, couvert par le secret d’Etat mais dont l’enquête judiciaire relancée met directement en cause les dits services de renseignement. Il donne également une explication à l’attitude des politiques peu enclins à découvrir la vérité et se retranchant très vite dernière le secret-défense.

Triple assassinat à Paris : affaire sensible

Pour Jacques Massey, la politique de confrontation engagée contre les Kurdes par le président turc Recep Tayyip Erdoğan est à l’origine d’un triple assassinat à Paris en janvier 2013. L’affaire rappelle l’assassinat de Trotski par Ramon Mercader, l’agent du NKVD qui élimina l’adversaire de Staline à Mexico en août 1940 :

les modes opératoires se ressemblent, avec une fastidieuse installation du tueur dans l’environnement des victimes avant de passer à l’acte. Cette affaire allonge la liste déjà longue des assassinats – irrésolus – perpétrés en France par des régimes autoritaires contre leurs opposants. Dans l’affaire du triple assassinat, les magistrats instructeurs avaient bien retenu une possible implication des services secrets turcs mais personne ne souhaitait s’engager dans cette voie : tenter d’élucider les causes de la mort de l’ex-interlocutrice des socialistes français alors au pouvoir et de ses deux camarades risquait de dévoiler au grand jour le rôle actif des services turcs. Ce qui aurait posé trop de problèmes diplomatiques.

La normalisation des rapports entre la France et la Turquie a été actée le 27 janvier 2014 lors de la visite officielle de François Hollande à Ankara.

L’antenne du MIT en France

Une vingtaine de personnels sous couvert diplomatique composent l’antenne du MIT en France, ceux-ci sont affectés auprès de l’ambassade de Turquie[[Ismail Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France, était directeur adjoint du MIT lors de l’assassinat en 2013 de Rojbin, Sakine et Leyla au 147 rue Lafayette à Paris.]] mais aussi à l’OCDE, à l’UNESCO ainsi que dans les consulats de Lyon et de Marseille. Le consulat général de Strasbourg, où les agents turcs sont présents en nombre croissant, occupe une place à part du fait des missions également diligentées en direction des institutions européennes. Si les opérations “homicides“ relèvent directement du siège à Ankara pour ne pas froisser les autorités françaises et éviter toute accusation d’atteinte à la sécurité nationale, en matière de collecte de renseignements et d’infiltration, le MIT s’autorise toutefois beaucoup de chose. Les amicales de travailleurs, les associations culturelles, les mosquées et les organismes commerciaux constituent autant de points d’appui utiles pour des interventions tous azimuts… L’affaire du mathématicien Tuna Altinel est une preuve flagrante de la surveillance endogène exercée sur les opposants réfugiés dans notre pays… Aujourd’hui, le MIT revêt toutes les caractéristiques de ces appareils sécuritaires omnipotents qui épaulent les régimes autoritaires

(budget d’un milliard de dollars, moyens d’action modernes, immunité pour les agents, technique de surveillance et d’infiltration, recrutement d’agents, élimination des opposants).

Services secrets turcs en Europe

Jacques Massey donne quelques exemples de l’action du MIT en Europe :

au début de l’année 2017, des enquêteurs bruxellois s’aperçurent qu’un salarié (kurde) avait été approché par son patron (turc) résidant à Lovendegem “pour travailler en faveur du gouvernement turc”. En clair, il devait infiltrer des associations kurdes locales en ciblant tout particulièrement l’un de leurs animateurs, Remzi Kartal, déjà visé en 2012 lors de la préparation des assassinats parisiens. Le souci du cloisonnement observé en pareil cas avait conduit cette fois l’officier traitant en charge de l’affaire à s’installer en région parisienne et à communiquer avec son informateur grâce à des téléphones enregistrés en France. A la mi-juin 2017, selon un rapport judiciaire belge, l’agent aurait rencontré à Paris quatre collègues, dont ‘un policier de haut rang et un tireur d’élite’. Ce renseignement conduisit les autorités belges à solliciter l’entraide de la justice française pour obtenir plus d’informations et bloquer l’opération en cours. A l’époque, leurs soupçons auraient été renforcés par le rôle de ‘coordination’ prêté alors à un ‘haut responsable de la diplomatie turque’ en poste à Paris…

De même en Suisse, où l’action peu discrète du MIT fut éventée par la police helvétique. Et Jacques Massey de conclure :

au final, les faisceaux d’indices concordants recueillis sur ces activités clandestines et hors-la-loi ont conduit des magistrats belges, français, allemands, hollandais à échanger entre eux. Et sans aucun doute, cette coordination a favorisé la réouverture du dossier demandée par les avocats des familles des trois Kurdes assassinées à Paris. Une décision prise avec l’accord préalable – et inédit – du nouveau procureur de Paris, Rémy Heitz. Au vu du passif de la justice française en matière de crimes étatiques impunis, les autorités judiciaires ont bel et bien rompu là avec une vieille habitude.

André Métayer