Joël Dutto : “ils attendent, unanimement, que la France et l’Union européenne condamnent sans équivoque le gouvernement turc”

À l’invitation du HDP (Parti démocratique des Peuples) une délégation de la Coordination nationale Solidarité Kurdistan (CNSK) s’est rendue à Diyarbakir du 16 au 25 mars 2016, avec l’intention de se rendre aussi à Cizre, ville de 120 000 habitants placée sous couvre-feu depuis plus de trois mois. L’objectif de la délégation de 23 personnes, dont deux des Amitiés kurdes de Bretagne, était, outre de participer au Newroz (nouvel an kurde fêté le 21 mars), de pouvoir rendre compte de la situation de quasi guerre civile. La délégation, emmenée par Joël Dutto, conseiller général honoraire des Bouches-du-Rhône et porte parole de la CNSK, s’est rendue à Diyarbakir, et notamment dans le district de Sur où elle a pu mesurer de visu les conséquences de l’effroyable blocus auquel ce quartier historique a été soumis du 2 décembre 2015 au 31 mars 2016. L’urbicide est en marche à Diyarbakir mais ailleurs aussi, comme à Cizre, ville alors interdite, « l’épuration » n’étant pas alors terminée. La délégation publie un long rapport (pdf en pièce jointe) illustré de photos, fait d’observations, de témoignages poignants et d’entretiens avec deux députées HDP de Diyarbakir (Caglar Demirel et Feleknas Uca, ancienne parlementaire européenne), des responsables politiques du HDP et des mairies de Sur et de Diyarbakir, des représentants de l’association “Rojava”, de l’Association turque des Droits de l’Homme (IHD) et de la Fédération des associations de solidarité en aide aux familles des détenus (TUHAD-FED). Joël Dutto a bien voulu répondre à nos questions sur quelques points essentiels.

André Métayer

Autonomie démocratique et autonomie locale

AM – On peut lire dans les premières lignes du rapport de la délégation de la CNSK que les Kurdes ont répondu à la pression des autorités turques en décrétant “l’autonomie démocratique” et que l’autonomie démocratique se situe dans le champ juridique de la Charte européenne de l’autonomie locale adoptée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux.

Joël Dutto – Oui, il faut replacer l’autonomie démocratique mise en place dans les villes d’Anatolie du Sud-est et au Rojava (Kurdistan syrien) dans le contexte historique et actuel de ces régions. L’autonomie démocratique vise à restituer aux habitants la gestion de leur quartier ou de leur ville, elle est une manifestation de l’exercice de la citoyenneté. Ainsi les habitants au travers des assemblées de quartier, de femmes, de jeunes, élaborent les projets à mettre en œuvre dans tous les domaines qui touchent à la vie municipale : entretien des rues, construction d’édifices publics, propreté, politique culturelle et de solidarité, autant de domaines qui sont au cœur de l’autonomie locale. Au Rojava, depuis la fondation de la République de Syrie (appelée officiellement “République arabe syrienne»), les Kurdes ont été écartés de toutes possibilités de gestion des territoires dont ils sont les légitimes occupants depuis des millénaires. Le conflit armé qui ensanglante ce pays depuis 2011 a ouvert des possibilités de reconnaissance du fait historique kurde. C’est à partir de cette réalité que l’autonomie démocratique dans les villes et villages du Rojava a vu le jour. Au Kurdistan Nord, cette autonomie démocratique a été la réponse apportée par les habitants face à un Etat qui depuis des décennies refuse de reconnaître aux Kurdes le droit de gérer librement le territoire sur lequel ils vivent. Je pense que cette expression de l’autonomie démocratique rentre dans le champ juridique de la Charte européenne de l’autonomie locale qui reconnaît aux pouvoirs locaux le droit de gérer une partie importante des affaires publiques dans l’intérêt de la population locale et sous sa propre responsabilité. Or l’Etat turc ne l’a jamais respectée et a privé les élu•e•s de ces villes des moyens leur permettant la mise en œuvre des politiques publiques pour lesquelles ils ont été élus. Lorsque les habitants déclarent l’autonomie démocratique de leur ville, ils sont dans une démarche légitime se référant au principe de la gestion et du contrôle d’une partie importante des affaires publiques.

L’urbicide en marche

AM – L’action des forces spéciales de l’État turc ne semble pas procéder d’une logique classique d’affrontement visant à anéantir un groupe de combattants mais d’une logique visant à détruire systématiquement les fondements même d’une ville, non pas en tant qu’objectif stratégique mais en tant qu’objectif identitaire. Ne sommes-nous pas à Diyarbakir, à Cizre et ailleurs devant une logique “d’urbicide” identique à celle des talibans et les combattants de l’Etat islamique ?

Joël Dutto. Oui, absolument, dans ce cas précis, l’intervention militaire ne vise pas qu’au rétablissement de l’ordre public, elle vise aussi à anéantir toutes formes de résistance, y compris le patrimoine historique, architectural ou culturel, à l’exemple des statuts décapitées dans la maison des poètes. De ce point de vue Il y a une similitude frappante avec les destructions de Palmyre et Ninive par Daesh ou des Bouddhas de Bâmiyân par les talibans. La destruction de quartiers entiers, alors que les affrontements ont cessé, s’inscrit dans un projet planifié visant à une recomposition ethnique, sociale du corps électoral excluant les Kurdes. Enfin les inscriptions haineuses, humiliantes, ou à la gloire d’Allah, que l’on a photographiées sur les murs et façades de magasins, ont été faites par les forces militaires ou de police avec l’objectif de terroriser les habitants, tout comme la diffusion par haut-parleur de la musique de la “marche de Ottomans” et l’implantation du drapeau turc sur la muraille de Diyarbakir.

Preuves irréfutables

AM – Le rapport publié par la CNSK comporte des photos importantes qui peuvent constituer des preuves irréfutables, à condition toutefois d’en connaître les auteurs et de pouvoir les dater. Que peut-on dire à ce sujet ?

Joël Dutto – Les photos publiées ont été prises par des membres de la délégation, dont moi-même, pour celles des quartiers de Sur. Celles de Cizre nous ont été remises par Feleknas Uca, députée de Diyarbakir.

N’oublions pas les 7 000 détenus politiques dans les prisons turques

AM – 7 000 prisonniers politiques, dont 450 femmes et 80 enfants, dans les prisons turques, d’après Mehmet Temizyüz, coprésident de TUHAD-FED. Ne sont-ils pas les grands oubliés du conflit ?

Joël Dutto – La vie des prisonniers politiques en Turquie est difficile. L’attention est d’abord portée sur les conséquences dramatiques des affrontements dans les villes placées sous couvre-feu. Les forces de la société civile sont mobilisées pour dénoncer les exactions de l’armée et de la police, pour soutenir les familles des victimes et aider les dizaines de milliers de déplacés. Les autorités pénitentiaires n’hésitent pas à “punir” les détenus en représailles des actes de résistance de la population face à la répression militaire.

Appel pour la reprise du dialogue entre le gouvernement turc et le PKK

AM – Qu’attendent de la France et des pays européens les interlocuteurs que la délégation CNSK a rencontrés à Diyarbakir en mars dernier ?

Joël Dutto – Unanimement tous nos interlocuteurs attendent de la France, comme de l’Union européenne, la condamnation sans équivoque du gouvernement turc pour la violence exercée contre les populations civiles, la répression sous toutes ses formes et les atteintes aux libertés individuelles et collectives. Que cette condamnation soit assortie de sanctions économiques et diplomatiques. En outre ils demandent que ces pays portent l’exigence d’une commission d’enquête internationale pour déterminer l’ampleur et la nature des massacres perpétrés contre la population des villes placées sous couvre-feu et isolées du monde pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois pour les quartiers de Sur. Dans un cadre plus général la demande est forte pour que la communauté internationale demande la reprise du dialogue entre le gouvernement turc et le PKK.

CNSK-Delegation-2016