La diversité, voilà l’ennemie ! Erdoğan traque toutes les diversités, qu’elles soient religieuses, ethniques ou politiques

Une délégation des Amitiés kurdes de Bretagne s’est rendue, du 18 au 31 mars de cette année, au Kurdistan de Turquie, à l’invitation du Parti démocratique des Peuples (HDP) pour participer au Newroz qui fut cette année un Newroz de lutte, dans un climat particulièrement pesant. La campagne officielle pour le référendum était lancée en Turquie depuis le 16 février 2017, dans un contexte marqué par des conflits et d’importantes dérives totalitaires. Tony Rublon, qui conduisait cette délégation, revient sur ces dérives qui entravent le droit fondamental de la liberté d’expression et d’association : Erdoğan traque toutes les diversités, qu’elles soient religieuses, ethniques ou politiques.

A.M.

Quand les minorités religieuses craignent l’extinction

Le monastère Mor Hananyo est un monastère orthodoxe, construit à quelques kilomètres de la frontière syrienne, il domine la plaine de Mésopotamie. Construit au VIème siècle après JC, il fut d’abord dédié au culte du soleil avant de devenir le siège du patriarcat de l’église syrienne orthodoxe au début du XIXème siècle, après plusieurs siècles d’inoccupation. L’araméen est la langue utilisée au sein du monastère, qui héberge plusieurs dizaines de moines syriaques. La situation des chrétiens d’Orient en Irak et en Syrie évoque de sombres souvenirs aux habitants du monastère, qui nous racontent comment leurs ancêtres ont dû fuir la Turquie par milliers au début du siècle dernier afin d’éviter les massacres. « L’Etat islamique » évoque le spectre des crimes commis par les Jeunes Turcs au début du XXème siècle, l’extermination des Arméniens, des Yézidis, des chrétiens… la volonté d’uniformiser l’Empire ottoman pour le soumettre au pouvoir des Turcs. «Jusqu’ici, nous explique Kaşişo (nom d’emprunt) en ce mois d’avril 2017, guide et habitant du monastère, nous observions la situation en Syrie et en Irak avec compassion mais sans trop de crainte puisque nous sommes en Turquie, qu’une frontière nous sépare de Daesh et que le gouvernement turc ne nous était jusqu’alors pas hostile. Hélas la situation évolue et la peur gagne: non pas la peur de Daesh mais celle d’Erdoğan, qui menace la paix et la cohabitation entre les diverses minorités de la plaine de Mésopotamie ». En novembre 2016, le co-maire de Mardin, Februniye Akyol, chrétien syriaque, a été démis de ses fonctions. Les relations entre le monastère et le gouverneur AKP de Mardin n’ont depuis, cessé de se tendre. Plusieurs moines envisagent même de trouver refuge dans d’autres monastères, de quitter à nouveau la Turquie. Le soleil se couche sur la plaine de Mésopotamie et entre les murs couleur safran du monastère, une question à envahi tous les esprits: combien de temps la paix va-t-elle encore durer.

Rendre les minorités religieuses invisibles

Le Traité de Lausanne, signé entre sept Etats et la Turquie le 23 juillet 1923, reconnaît nommément l’existence d’une seule minorité en Turquie: les non-musulmans. De fait, trois minorités sont reconnues par l’Etat turc : les Grecs, les Arméniens et les Juifs. Le marqueur religieux devient alors le critère exclusif définissant l’appartenance à une minorité. Appartenir à un groupe minoritaire est dès lors exclu pour l’ensemble des musulmans, dont l’appartenance religieuse définit de facto leur appartenance nationale : les Kurdes, les Arabes et les alévis, de par leur appartenance à l’islam, sont donc considérés comme Turcs, sunnites hanéfites et turcophones. La situation est encore différente pour les membres des différentes églises orientales. Alors que 20 % de la population habitant le sol turc en 1920 est de confession chrétienne, les Assyriens, les Chaldéens, les Syriaques ne seront jamais officiellement reconnus comme minorités par l’État turc. Les chrétiens n’ont donc aucune existence légale, la loi ne les reconnaissant ni comme communauté ni comme association. On ne compte plus aujourd’hui qu’entre 80 000 et 100 000, chrétiens toutes confessions confondues, soit 0,1% de la population totale en Turquie. La situation des Yézidis est tout aussi trouble puisqu’officiellement, l’État turc parle de moins de 400 Yézidis présents sur son sol. Alors que la constitution de 1982 annonce fièrement qu’en Turquie « tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de sexe, […] de croyance philosophique, de religion ou de secte », le gouvernement Erdoğan n’a pas choisi de réorienter sa politique intérieure vers une meilleure prise en charge des minorités ; ni de construire une société plurielle où les clivages confessionnelles et minoritaires seraient intégrés à une dynamique de pacification sociale. Bien au contraire…

La dernière offensive de l’Etat turc eu lieu quelques semaines après notre visite : une cinquantaine d’églises et de monastères syriens orthodoxes ont été confiés au Trésor public turc, transformant terres et monuments religieux en biens relevant de l’autorité du ministère des affaires religieuses, la Diyanet. Comme l’explique Kuryakos Ergün, le directeur de Mor Gabriel : « nous pouvons encore faire usage de nos églises, de nos cimetières et de nos monastères, nous ne sommes pas expulsés pour le moment, mais ils ne nous appartiennent plus. Si les autorités nous demandent demain de quitter les lieux, nous devrons le faire et ils pourront transformer nos monastères en mosquées ». La pression se fait de plus en plus forte sur l’ensemble des minorités religieuses présentes en Turquie. Les conditions de vie des Yézidis dans le camp de l’AFAD à Midyat ne cessent de s’aggraver et depuis plusieurs mois, aucun député, ni aucune délégation, n’ont pu pénétrer à l’intérieur du camp. Un cimetière yézidi a même été profané lors la nuit du référendum dans le village de Zewra, à Viranşehir. La politique du gouvernement vise à rendre invisibles les minorités religieuses. Avant le génocide de 1915, Diyarbakir, Bitlis, Siirt, Urfa… étaient peuplées par des Yézidis, des Arméniens, des Assyriens, des Turcs, des Kurdes… Cette diversité, comme le rappel Sabri Atman, président du centre de recherche sur le génocide assyrien (SEYFO), « n’existe plus que dans nos livres d’Histoire, elle n’a plus qu’une valeur symbolique, qu’une réalité figée dans le passé. Si la situation ne s’améliore pas en Turquie, il est probable que les quelques minorités encore présentes sur le sol turc disparaissent et ne deviennent qu’un souvenir dans un livre d’Histoire ».

Minorités et oppositions n’auront plus de place dans la nouvelle Turquie

La Turquie est un pont aux multiples arches. Un pont culturel entre l’Occident et l’Orient, un pont religieux entre monde musulman et monde chrétien, une arche entre l’Asie et l’Europe et une barrière idéologique : ancienne frontière avec le communisme et aujourd’hui ultime barrière face à l’islamisme. La Turquie est en train de réaffirmer son ancrage religieux et culturel, de développer l’Islam en réponse à la culture chrétienne de l’Europe. Ce repositionnement se traduit, sur le plan international, par une volonté de s’éloigner des normes considérées comme inhérentes aux sociétés libérales occidentales, telle l’abolition de la peine de mort. Cette réaffirmation identitaire passe par une réaffirmation culturelle, une volonté de marquer le présent du sceau de la culture turque, d’effacer l’héritage multiculturel d’une région, berceau de multiples civilisations millénaires. La destruction du patrimoine historique de Sur et de Kurukoy, la mise sous les eaux des grottes troglodytes d’Hasankeyf, les déplacements démographiques à Maras… tous ces éléments témoignent d’une volonté de faire fi du passé pour construire un nouveau présent, dans lequel minorités et opposition n’auraient plus de place. La répression qui s’abat sur les Kurdes et sur l’opposition en Turquie suit des méthodes bien connues des dictatures au Moyen-Orient et déjà expérimentées en Turquie. Alors que l’opposition légale du HDP est considérée comme terroriste par Erdoğan et l’opposition du PKK est considérée comme terroriste par les instances internationales, les Kurdes de Turquie ont le sentiment de voir s’éloigner tout espoir de résolution du conflit.

Faire de la politique en contexte de guerre

« Ici on fait de la politique dans un contexte de guerre » nous expliqua Yunus Parim, le vice co-président HDP de Van : ses mots sont justes, la Turquie est visiblement rentrée en guerre. Une guerre que certains qualifient de civile, d’autres parlent d’une probable balkanisation du conflit intra-turc risquant de transformer la Turquie en nouvelle Syrie… Il est évident que le Kurdistan de Turquie se prépare à vivre des années encore plus sombres que celles des années 1990. A cette militarisation massive s’ajoute une islamisation sans précédent de la société, un abandon de la sacro-sainte « laiklik » (la laïcité turque), jusqu’ici intouchable tant le respect pour le fondateur de la République était grand.

L’Occident regarde l’Orient avec méfiance et défiance, pieds et poings liés par un pacte migratoire signé avec un homme qui annonce le chaos et la fin des tractations politique en direction de l’Union européenne. La réorientation géopolitique de l’Etat turc place l’Europe face à ses propres faiblesses, ses propres failles : le chantage aux migrants, clé de voute du rapport de forces institué par Erdoğan, pose la question de notre absence de prise de position en Turquie, mais également en Syrie, au moment opportun. Il est urgent que l’Union européenne et les divers Etats qui la constituent prennent la mesure de ce qui est en train de se dérouler aux portes de l’Europe et agissent avant que le conflit ne se répande sur tout le territoire turc et que le dialogue avec une opposition politique démocratique construite ne devienne totalement impossible. Il est nécessaire que les instances internationales demandent la libération des co-présidents du HDP et des prisonniers politiques détenus de manière arbitraire dans des conditions qui violent les conventions de Genève. Il faut exiger de la Turquie un respect des instances démocratiques, une transparence quant à la gestion des réfugiés et déplacés sur son sol, la protection des minorités et du patrimoine culturel et historique de l’humanité présent sur son sol.

Tony Rublon