La guerre en Ukraine accroit la vie dure en Turquie mais offre un répit à Erdoğan

Au-delà des graves conséquences économiques, une inflation annuelle de plus de 60%, une livre turque qui continue de plonger, un tourisme en berne, la guerre russo-ukrainienne place Ankara dans une situation géopolitique difficile, avec, aussi, quelques avantages pour Erdoğan. L’Institut kurde de Paris (IKP), qui édite depuis juillet 1983 un bulletin mensuel de liaison et d’information, publie, dans le bulletin de mars 2022, un article concernant les conséquences en Turquie de la guerre en Ukraine dont voici un extrait.

André Métayer

Le déclenchement par Moscou le 24 février dernier de l’invasion et de la guerre en Ukraine pose de nombreux problèmes au pouvoir turc. Il y a d’abord les problèmes économiques. La Turquie est en effet très dépendante du blé russe: en 2020-2021, 78% des importations de blé turques provenaient de Russie, et 9% d’Ukraine. Le pire est qu’il s’agit d’une dépendance récente, en grande partie due à la destruction dans le années 1990 de 3400 villages kurdes et de l’économie agro-pastorale du Kurdistan qui fournissait la Turquie en céréales et en viande. La guerre a réduit considérablement les échanges commerciaux turcs avec la Russie et avec l’Ukraine. Déjà confrontés à une inflation annuelle de plus de 60%, les consommateurs turcs risquent de devoir payer encore plus cher pain, farine et pâtes alimentaires (France Info). La société russe Gazprom fournit aussi à la Turquie 34% de son gaz et 10 % de son pétrole. Depuis le début du conflit, la livre turque, qui avait déjà plongé de 45% en 2021, a encore chuté de 5% (Le Monde).


Enfin, le secteur touristique turc, déjà durement frappé par deux ans de pandémie, ne peut se passer des touristes russes, qui avaient été 4,21 millions en 2021 (contre 3 millions d’Allemands et… 2,6 millions d’Ukrainiens). Contrairement à ses alliés de l’OTAN, Ankara n’a pas imposé de sanctions à Moscou, et n’a notamment pas interdit son espace aérien aux avions russes… on voit aussi toujours des yachts d’oligarques dans les marinas d’Istanbul.


Une situation géopolitique difficile

Au-delà des conséquences économiques, la guerre russo-ukrainienne place Ankara dans une situation géopolitique difficile. La Turquie a en effet de bonnes relations avec Kiev, à qui elle a fourni des drones Bayraktar qui se sont révélés fort efficaces contre l’armée russe (le 2, l’Ukraine a indiqué en attendre une nouvelle livraison), mais elle est aussi très vulnérable face à la Russie en Syrie, en particulier dans la région d’Idlib… M. Erdoğan a donc condamné l’invasion russe, la qualifiant d’«inacceptable», mais la Turquie a attendu cinq jours pour annoncer, le 28 février, et sur l’insistance de Kiev, qu’en application de la Convention de Montreux (1936), elle interdisait le passage du Bosphore et des Dardanelles à tous les bâtiments de guerre, qu’ils soient issus de pays «riverains ou non de la mer Noire»… Ce délai a permis le passage de plusieurs navires russes maintenant engagés dans l’invasion. Par ailleurs, la Convention stipule que l’interdiction ne s’applique pas aux navires regagnant leur port d’attache. Moscou souhaitait faire passer en Mer Noire quatre autres navires positionnés à Tartous (Syrie). Ankara n’a autorisé le passage que de celui qui était bien basé en Mer Noire (Le Monde).


Retour en grâce d’Erdoğan

La situation présente aussi quelques avantages pour Ankara. Jouant les équilibristes, M. Erdoğan tente de se placer en position de médiateur. Il a ainsi reçu le 29 à Istanbul des délégations russe et ukrainienne venues négocier sur le sol turc une possible fin de conflit. Simultanément, il profite du retour en grâce auprès de l’Union européenne que lui vaut sa position au flanc sud de l’OTAN… La nouvelle situation géopolitique créée par l’invasion russe de l’Ukraine pourrait lui profiter indirectement sur le plan de sa politique intérieure comme sur celui de son implication en Syrie, en lui donnant les mains plus libres pour réprimer à l’intérieur et attaquer les Kurdes de Syrie.