La position ambiguë de la France envers la Turquie est de plus en plus intenable

La Turquie justifie l’intervention de son armée au Rojava (nord de la Syrie) par une riposte à la recrudescence des affrontements sur son territoire, depuis l’été 2015, avec les “séparatistes kurdes du PKK”. Son objectif actuel est la prise de la ville d’Al-Bab, tenue par le prétendu Etat islamique (EI) depuis novembre 2013, mais cette offensive vise en fait à empêcher la jonction entre les cantons d’Afrin et de Kobanê, qui permettrait à la gouvernance basée sur le confédéralisme démocratique mis en place au Rojava de se développer dans un territoire homogène, sur une longueur de 600 km à la frontière avec la Turquie. Ce qui est évidemment inacceptable pour le président dictateur RT Erdoğan qui n’entend pas voir un tel projet se développer en Turquie, comme le propose le programme défendu par le HDP, Parti démocratique des Peuples. C’est la raison pour laquelle il a pris le contrôle des villes kurdes dirigées par ce parti, dont Diyarbakir et a fait embastiller par milliers non seulement les élus et militants kurdes mais tous ceux, journalistes, universitaires, militaires, avocats, magistrats, cadres administratifs, bref, tous ceux qui sont susceptibles d’offrir quelques résistances à son pouvoir absolu. Jusqu’à quand va-t-on se laisser mystifier par cette politique moralement, politiquement et stratégiquement indéfendable ?

La chute programmée de Raqqa

Les YPG (Unités de Protection du Peuple) kurdes sont aidées, équipées et encadrées, au grand dam d’Erdoğan, par les forces spéciales américaines et se préparent à en finir avec Raqqa, la “capitale” de l’EI en Syrie. L’offensive contre Raqqa, lancée le 6 novembre dernier par les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées majoritairement des YPG mais comprenant aussi des combattants arabes, est, depuis le 4 février dernier, au début de sa troisième phase. Pour la première fois, les forces de la Coalition ont fourni aux FDS des véhicules blindés tout-terrain, mais en trop petit nombre, se plaint le porte-parole des FDS qui espère une aide plus substantielle, indispensable pour conquérir Raqqa. Il réclame des mitrailleuses lourdes, des chars et autres véhicules blindés qui devraient arriver dans les prochains jours.

Les autorités françaises ont elles aussi fait le choix, après avoir reçu à l’Elysée des dirigeants politiques et militaires du Rojava, début 2015, d’apporter assistance aux FDS, qui comptent environ 30 000 combattants, dont les deux tiers appartiennent aux YPG. Des “conseillers” du COS (Commandement des Opérations spéciales) assurent le contact avec les YPG depuis le camp de Mistenûr (Kobanê) et le service Action de la DGSE intervient, dans la tradition de ses opérations clandestines. Officiellement, l’implication française ne suscite pas l’ire des autorités turques, Paris s’efforçant, au nom du dialogue stratégique qu’il s’échine à promouvoir, de donner des gages à Ankara, par exemple en étouffant une affaire gênante pour les relations franco-turques : l’assassinat en plein Paris en 2013 de trois militantes kurdes par le MIT (services secrets turcs) dont le directeur adjoint était, au moment des faits, Ismail Hakki Musa, aujourd’hui ambassadeur de Turquie à Paris. La France est sous surveillance mais la libération de Raqqa par les FDS pourrait avoir un retentissement semblable à celui qui a suivi la libération de Kobanê et – pourquoi pas ? – changer la donne.

La grogne militaire

Le développement de la coopération militaire bilatérale se heurte aujourd’hui à la grogne de la haute hiérarchie militaire française qui, après les purges effectuées dans l’armée turque (ses effectifs passant, en quelques mois, de 596 000 à 392 000 hommes !) a perdu nombre de ses contacts locaux, la plupart pro-occidentaux. Ceci vaut aussi pour le renseignement militaire. L’arrestation du général Mustafa Ozsoy, ainsi que la mise à l’écart d’une majorité des cadres délégués auprès de l’Otan, ont mis l’Alliance atlantique en porte-à-faux. Le général Curtis Scaparrotti, commandant suprême des forces alliées en Europe, l’un des deux commandants stratégiques de l’OTAN, a précisé, lors de la dernière réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Alliance atlantique, que 150 officiers supérieurs et généraux turcs en poste dans ses états-majors avaient été limogés par Erdoğan depuis août 2016. Les remplaçants, triés sur le volet, se distingueraient par un engagement nationaliste assumé et par leur réserve vis-à-vis des analyses stratégiques de l’Otan. La politique complaisante de la France pourrait elle aussi être bientôt en porte-à-faux.

André Métayer