La Turquie somme “ses” alliés de choisir leur camp dans la lutte contre l’EI

“Les pays amis et alliés de la Turquie doivent préciser si ce sont les organisations terroristes ou la Turquie, qui sont leurs alliés contre Daesh et en Syrie,” a déclaré Mevlut Cavusoglu, ministre turc des Affaires étrangères, lors d’une conférence de presse tenue le 9 février dernier à Budapest avec son homologue hongrois, Peter Szijjarto, jeune loup du très conservateur parti FIDESZ au pouvoir, partisan de “l’immigration zéro” et de la peine de mort. Il fait écho à la politique arrogante du président islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdoğan qui vient de faire des remontrances à l’ambassadeur des Etats-Unis en Turquie après les déclarations du porte-parole du département d’Etat américain affirmant que le parti politique kurde syrien, le PYD, ainsi que sa branche armée, les YPG, n’étaient pas un mouvement “terroriste”. Erdoğan ne décolère pas et accuse la politique de Washington de faire de cette région une “mare de sang”. Il redoute que les Kurdes syriens, qui contrôlent déjà une large partie de l’extrême nord de la Syrie le long de la frontière turque, étendent leur influence, et avec elle une certaine conception d’une gouvernance, décentralisée, multiconfessionnelle, multiethnique, écologiste, féministe, rencontrée au Rojava dans le canton de Cizîrê. On comprend son inquiétude alors qu’il s’est lancé dans une répression sanglante contre ce même peuple kurde qui, de l’autre côté de la frontière, en Turquie, lutte pour obtenir les mêmes droits.

La Turquie d’Erdoğan est-elle encore un Etat de droit ?

La complexité de la situation au Moyen Orient, la nécessité de faire des compromis, la solidarité entre pays amis ne doivent pas occulter la réalité : la politique “copain copain” de la France en Turquie prônée par Laurent Fabius a échoué. “Mon cher Laurent, mon cher Ahmet” et autres amabilités, c’est fini. Il faut arrêter de se laisser “mener en bateau” sous peine d’être objectivement taxé de complicité ouverte ou tacite d’une politique contraire à notre conception de l’Etat de droit. Mais la Turquie d’Erdoğan est-elle encore un Etat de droit ? La question mérite d’être posée et tranchée. Vu les violations permanentes des droits de l’homme dûment constatées sur le terrain, vu les nombreuses condamnations de la Turquie par la Cour européenne des droits de l’homme, on peut en douter. La question est d’importance car elle justifie aux yeux de certains le cache sexe derrière lequel se cache hypocritement le pouvoir turc : la lutte contre le terrorisme. Il n’existe pas de mot aussi galvaudé, c’est la martingale qui permet au joueur Erdoğan de tricher avec aplomb et aux Etats européens d’appliquer la politique de l’autruche.

Bernard Cazeneuve en Turquie

Bernard Cazeneuve, ministre français de l’Intérieur, était ce vendredi en Turquie pour demander à ses interlocuteurs d’endiguer le flot de migrants. C’est la question qui paralyse la diplomatie française. L’accueil de deux millions et sept cent mille réfugiés syriens est incontestablement un moyen de pression qu’utilise le gouvernement turc pour imposer sa politique. L’enveloppe de trois milliards d’euros de l’Union européenne ne suffit pas : “La Turquie n’a pas besoin de marchander sur la question des réfugiés” déclare avec arrogance le vice-Premier ministre turc, Numan Kurtulmus, qui ajoute : “la question des réfugiés ne peut être abordée que sur le plan pécuniaire”. Qu’est-ce à dire ? L’agence de presse Anadolu (AA), agence de presse officielle de la Turquie, donne la réponse en titrant : “Cazeneuve dénonce les attentats terroristes du PKK”.
“Le PKK figure dans la liste des organisations terroristes reconnues par la France, nous condamnons tous les actes terroristes de celle-ci” aurait déclaré Bernard Cazeneuve d’après AA, ce qui montre à n’en pas douter que la priorité de la Turquie n’est pas la lutte contre l’EI mais celle contre le PKK. Tout accord sécuritaire entre la France et la Turquie, pour lutter soi disant contre le terrorisme viserait en théorie la lutte contre l’EI, mais nous avons de bonnes raisons de penser qu’il viserait en premier lieu les militants kurdes vivant sur le sol français.

Un coup d’Etat politico-militaire coordonné par le Président Erdoğan lui-même

Par ailleurs Zaman, journal islamiste tendance Hizmet (confrérie Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdogan) annonce que le parquet de Diyarbakir a demandé la levée de l’immunité de cinq députés du HDP, le parti démocratique des peuples (gauche pro-kurde), pour “incitation publique à la haine” et “participation à une organisation terroriste”. La procédure de la justice turque, aux ordres du pouvoir, vise les deux co-présidents, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, ainsi que trois élus de premier plan, Selma Irmak, Sirri Süreyya Önder et Ertugrul Kürkçü. C’est un pas supplémentaire pour faire taire les voix qui dénoncent les massacres de civils perpétrés par l’armée turque à Cizre mais pas seulement, comme le note un communiqué du Congrès national du Kurdistan, du 4 février :

depuis le 24 juillet 2015, Les offensives sont menées par l’armée et les forces spéciales de la police avec des chars, de l’artillerie lourde et des hélicoptères. Elles ont affecté 1,5 millions de personnes et forcé 300.000 à l’exode. Les maisons vides ont été complètement détruites par les tirs d’artillerie afin que leurs occupants ne puissent pas revenir et que des villes entière soient déclarées zones militaires. Des centaines de représentants politiques kurdes, des militants, des élus locaux, des Maires, ont été arrêtés, torturés, jetés en prison. Le Gouvernement AKP aspire à gouverner l’ensemble du pays à travers un coup d’Etat politico-militaire coordonné par le Président Erdoğan lui-même. En réponse à la revendication d’autogouvernance du peuple kurde, Erdoğan parle d’éradiquer les Kurdes et donne des ordres en ce sens.

André Métayer