Le totalitarisme sournois de la Turquie

Erol Özkoray est le premier journaliste-écrivain qui ait défié l’armée turque en tant qu’intellectuel ; né à Istanbul le 7 mai 1953, il partage sa vie entre les rives de la Seine et celles du Bosphore.

En 2000, il s’érige contre le pouvoir de l’armée qui, selon lui, « bloque la démocratisation et empêche l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. » L’État-major des armées le poursuit en justice et perd au total les 15 procès qu’il intente contre lui. Son lynchage par la presse précède ceux de Hrant Dink et d’Orhan Pamuk, Prix Nobel de Littérature. Le journaliste arménien Dink sera assassiné et Pamuk se réfugiera aux États-Unis. Journaliste et éditeur de la revue Idea Politika (1998-2002), politologue et conseiller en communication politique, auteur de nombreuses publications, Erol Özkoray est un écrivain engagé à la façon d’Albert Camus.

Son dernier livre, qui vient de paraître aux éditions SIGEST, TURQUIE : LE PUTSCH PERMANENT, est un véritable réquisitoire, une sorte de “j’accuse” à la Zola.

André Métayer : “Le régime totalitaire sournois est l’œuvre de l’armée qui l’a instauré pas à pas en 30 ans à la suite de son coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980. Il s’agit d’une sorte de fascisme à la turque, basé sur le pouvoir secret de l’armée,” écrivez-vous dans votre dernier livre qui s’arrache déjà.

Erol Özkoray : Le fondement institutionnel du régime est la constitution de 1982 qui encadre la vie politique, culturelle et sociale avec une main de fer ; l’astuce du régime pseudo-civil est la suivante : faire contrôler le gouvernement par l’armée à plusieurs niveaux.

Le fait d’avoir une sorte de multipartisme et de faire des élections libres et régulières –qui sont nécessaires pour une démocratie mais insuffisantes, car elles ne garantissent pas les libertés essentielles et les droits de l’homme- cache le côté totalitaire de l’organisation politique.

Le peuple, en effet, imagine qu’en envoyant ses représentants au parlement, le pays sera dirigé par un gouvernement issu de la représentation nationale ; or, plusieurs institutions sournoises et documents secrets transfèrent ce pouvoir entre les mains des militaires.

La plus importante et la plus efficace de ces institutions est le Conseil national de sécurité (CNS) dont la présence est antinomique avec le concept même de démocratie ; il n’existe, d’’ailleurs, dans aucune démocratie occidentale un équivalent de cette organisation anti-démocratique.

AM : La révision constitutionnelle soumise à référendum par l’AKP, le 12 septembre prochain, peut-elle faire bouger les lignes ?

EO : Je crois que ce référendum va être la 17ème révision constitutionnelle et nous ne vivons toujours pas en démocratie. A la fin du référendum, toutes les institutions qui font de ce régime un fascisme sournois resteront intactes dans la constitution. Même une énième révision ne suffira pas à instaurer une démocratie car cette constitution est putschiste, raciste (suprématie de la race turque) et fasciste.

Il faut définitivement l’éliminer, abolir le Conseil national de Sécurité qui transfère le vrai pouvoir entre les mains des militaires, et, pour passer enfin à une vraie démocratie, bâtir une nouvelle constitution totalement civile.
Tous ces changements ne sont que du maquillage politique pour cacher davantage le côté fasciste du régime. Il faut donc se poser la question: jusqu’où ce régime peut encore aller? Il essaye, avec cette révision, de gagner encore quelques années, mais pour moi, en tant que politologue, le régime Républicain autoritaire est en état de faillite au niveau social, culturel, politique et institutionnel ; mais, comme dit George Orwell, on ne peut prédire la fin des dictatures modernes. Physiquement l’État est debout, mais politiquement il est mort.

AM : « Nous sommes en face d’un régime post-totalitaire, face à un totalitarisme sournois, dans un univers orwellien », lit-on dans TURQUIE : LE PUTSCH PERMANENT.

EO : Le totalitarisme sournois dont je parle est un concept que j’ai forgé à partir de travaux comme ceux de Nicos Poulantzas sur la “forme d’État d’exception” ou de Noam Chomsky sur les institutions secrètes à caractère totalitaire dans des démocraties, et bien d’autres encore comme ceux de Hannah Arendt. Le but de ce totalitarisme est de cacher les mécanismes politiques afin de transférer le pouvoir d’une façon secrète entre les mains des militaires par le biais des institutions parfois ouvertes (comme le CNS) et parfois dissimulées ; le gouvernement élu n’a donc jamais eu, dans ce pays, le vrai pouvoir qui est toujours resté entre les mains de l’armée. Cette anomalie politique fait de ce régime un État schizophrénique.

Aujourd’hui, ce pays est gouverné depuis huit ans par une formation islamiste. Cette dernière essaye d’anéantir l’espace public en appliquant, dans tous les domaines, une politique de dissimulation (appelée “Takiye”) ; mais le vrai pouvoir –je le redis- est toujours entre les mains des militaires, les élus du peuple et le gouvernement ne faisant que gérer les affaires courantes du pays.

AM : Le procès des 151 responsables et élus du parti pro-kurde BDP, tous présumés coupables, qui va s’ouvrir à Diyarbakir le 18 octobre, ne constitue-t-il pas un événement d’une exceptionnelle gravité ? La responsabilité du gouvernement et du parti islamiste majoritaire AKP n’est-elle pas terriblement engagée ?

putsch-web1.jpgEO : Tout d’abord je dois vous dire qu’actuellement les meilleurs politiciens en Turquie sont les Kurdes pour plusieurs raisons d’ailleurs : ils luttent pour une vraie démocratie, ils sont des vrais combattants des libertés, ils défendent la paix et ils ont un niveau intellectuel très élevé par rapport aux députés turcs. La vraie démocratie ne viendra dans ce pays que grâce à la lutte politique des Kurdes. C’est la raison pour laquelle l’État essaye de les écraser depuis 1984. Ce procès fait partie de cette politique de l’État profond que le gouvernement islamiste ne fait que suivre ; lorsque les choses se compliquent, le gouvernement islamiste de l’AKP épouse sans hésiter les thèses de l’État autoritaire, à savoir celles de l’Armée.

Pour moi, dans les régions où vivent les Kurdes, le régime prend la forme d’un “régime d’État d’exception” ; le fascisme n’est pas, dans cette partie de la Turquie, sournois, mais ouvert : la violence est la règle et l’État de droit n’existe pas.

AM : Dans un communiqué du 2 septembre 2010, Reporters sans frontières dénonce la suspension de deux journaux kurdes, les quotidiens Rojev et Azadiya Welat, et la saisie de la revue trimestrielle culturelle Güney.
En 2009, la Turquie a été condamnée douze fois par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour des affaires de violation de la liberté d’expression. Près de 17% des arrêts rendus par la CEDH depuis 1959 concernent ce pays.

EO : Disons tout d’abord que la liberté d’expression est capitale, car, sans elle, il est impossible de construire une vraie démocratie ; à contrario, son absence joue le rôle de tournesol vis-à-vis de la véritable identité d’un régime politique et d’un État : les interdictions, les saisies et les suspensions pleuvent dès que vous touchez, dans vos articles, à l’État et au régime. La presse kurde paye assez lourdement cette facture, car, en demandant démocratie et libertés, elle est, aux yeux de l’État, la plus dangereuse.

Par ailleurs, les médias constituent, en Turquie, la dernière pièce du puzzle du totalitarisme, avec la présence d’un monopole de presse qui bloque la démocratisation, diffuse des idées très nationalistes et fascisantes : il s’agit du Groupe Dogan qui détient près de 70% du tirage national et la totalité des circuits de distribution ; le groupe Dogan est propriétaire de Hürriyet, Milliyet, Radikal, Vatan et Posta. Le groupe Dogan contrôle également les trois plus importantes chaînes de télévision : CNN Turquie, Kanal D et Star TV.

Depuis 10 années je milite pour l’anéantissement de ce groupe, condition sine qua non pour la construction d’une vraie démocratie. Il faut se débarrasser absolument de cette pseudo-presse, tyrannique et dangereuse, pour construire une démocratie saine.

Il suffirait, pour avoir une presse pluraliste, de voter une loi anti-trust, comme en France, en 1984, la loi contre la concentration de la presse, appelée aussi la loi Mitterrand.

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