Les Kurdes vont-ils une nouvelle fois être sacrifiés sur l’autel de la realpolitik ?

Les dirigeants des 27 pays de l’Union européenne, réunis en visioconférence le 25 mars, semblaient décidés à sanctionner la Turquie pour son comportement et ses actions “illégales et agressives” en Méditerranée contre Athènes et Nicosie. De même, on attendait du président américain, Joe Biden, qui les avait rejoints dans la soirée, qu’il encourage un message de fermeté à l’adresse du président turc. Mais il n’en fut rien : avant tout, les dirigeants européens veulent croire au “ton constructif” adopté récemment par le président turc RT Erdoğan. Le président Macron, l’un des artisans de ce sommet, s’en explique benoîtement dans sa conférence de presse :

L’essentiel de la discussion de ce Conseil européen s’est évidemment concentré sur la lutte européenne contre le virus, en particulier l’accélération de notre campagne vaccinale afin de pouvoir retrouver dès que possible une vie normale. Ce Conseil européen nous a aussi permis d’aborder plusieurs autres sujets, en particulier ceux de notre voisinage, et nous avons aujourd’hui évoqué également la question de la Russie et de la Turquie. S’agissant de la Turquie, nous avons pu constater des avancées positives de la part d’Ankara depuis nos avertissements du Conseil européen de décembre, tout comme la nécessité que ces paroles se concrétisent à présent en action. Nous avons ces dernières semaines et ces derniers jours pu construire une convergence européenne et une position unanime. Elle a été confirmée puisqu’aucun amendement au texte proposé par le Président du Conseil n’a été soumis à la discussion du jour. Et nous avons décidé, là encore, comme nous l’avions fait à l’automne dernier à l’initiative de la France, une méthode en deux temps : poser les conditions d’un réengagement turco-européen ; et nous donner un rendez-vous au mois de juin prochain. C’est ce qui nous permettra, je l’espère, de progresser dans la stabilité de la Méditerranée orientale, de progresser dans le dialogue indispensable entre la Grèce et la Turquie, de progresser dans le dialogue dit 5+1 nécessaire là aussi au processus onusien pour Chypre, de progresser aussi pour permettre la stabilité et le retour à la paix en Libye qui exige le retrait de toutes les forces extérieures, qu’il s’agisse des combattants étrangers ou des armées russes, turques comme des influences extérieures. Dans ce contexte, je considère que nous avons posé des jalons clairs, d’ici au Conseil européen de juin, afin de permettre à Ankara d’apporter des clarifications, de nous prouver dans les prochains mois sa volonté de s’amarrer à nouveau à l’Europe. Et si celle-ci se confirme, plusieurs offres de rapprochement sont à la clé. Mais si nous constatons de nouvelles formes d’agressivité, là aussi nous pourrons tout à fait faire marche arrière. Je souhaite pour ma part que nous puissions, sur la base de ce dialogue franc et lucide, réengager un chemin d’avenir.

La question du terrorisme

On notera qu’à aucun moment ni le président Macron, ni le président Biden, ni aucun Européen n’ont marqué leur désapprobation face à la détérioration des droits et des libertés en Turquie. Les présidents de la Commission européenne Ursula von der Leyen et du Conseil Charles Michel ont même prévu de se rendre en Turquie le 6 avril pour rencontrer le président Erdoğan. Pour renforcer sans doute la coopération dans des domaines “d’intérêt commun”, comme la modernisation de l’union douanière, par exemple et le contrôle des flux migratoires. Il est à craindre que la question kurde ne soit pas à l’ordre du jour, sauf pour manifester leur volonté commune de lutter contre le terrorisme, avec toute l’ambiguïté qui se cache sous le mot “terrorisme”. S’agit-il des djihadistes vis-à-vis desquels la position du président Erdoğan est pour le moins… floue ? S’agit-il du PKK, considéré par la Turquie nationaliste et islamiste comme l’ennemi public n°1 et maintenu par l’Union européenne sur la liste des organisations terroristes, malgré les rappels à l’ordre du Tribunal permanent des Peuples, de la Cour de Cassation de Belgique et de la Cour de Justice de l’Union européenne ? Même la question des agressions turques contre les Kurdes du Rojava (Kurdistan de Syrie) ne semble pas à l’ordre du jour. On oublie que les combattants et combattantes des Forces démocratiques syriennes, composées en majorité de Kurdes, ont été les troupes au sol dont on avait besoin pour vaincre l’Etat islamique et qu’elles ont payés un lourd tribut dans cette guerre sans merci. Kobanê, Rakka, Afrin… oubliés. Oubliés aussi, tous les représentants institutionnels, en Turquie même, tels que des maires et des députés du Parti démocratique des Peuples (HDP), suspendus de leurs fonctions, emprisonnés.

Le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) est considéré comme organisation terroriste, malgré un verdict du tribunal de l’Union européenne en faveur du PKK émis le 15 novembre 2018. Les détentions arbitraires sont également courantes, comme en témoigne l’exemple d’Abdullah Öcalan, co-fondateur du PKK, emprisonné depuis plus de 22 ans

écrit Guillaume Gontard, sénateur de l’Isère, président du groupe Ecologiste – Solidarité et Territoires. Mais le président Erdoğan, en bon joueur d’échec, avance ses pions, inexorablement, profitant des atermoiements européens. En monarque assumé, il veut éradiquer, et de façon durable, toute opposition, à commencer par celles des Kurdes. Avec ce syllogisme imparable : le PKK est terroriste. Le HDP ne dénonce pas le PKK comme terroriste. Donc le HDP est terroriste. Donc il doit disparaître. La Cour constitutionnelle actera cette décision présidentielle. C’est acquis, ce n’est qu’une formalité.

Le Procureur près la Cour de cassation requiert la dissolution du HDP

Le HDP serait devenu “un centre d’actes contraires à l’unité et l’indivisibilité de l’État” si on en croit l’acte d’accusation présenté par Bekir Sahin, procureur de la République près la Cour de Cassation, à la Cour constitutionnelle, demandant la dissolution de ce parti. Quelques 685 personnalités sont visées par le réquisitoire : elles auraient par leurs déclarations, leurs activités et leurs actions provoqué l’enclenchement de la procédure de dissolution. Le procureur demande contre elles une interdiction, pour une durée de 5 ans, de reconstituer un nouveau parti politique, d’y exercer une fonction de dirigeant, de superviseur ou même de simple membre ! C’est le bannissement complet.

Le procureur demande aussi contre le HDP que les aides publiques soient suspendues, que les comptes bancaires soient gelés, et que toutes les sommes perçues au titre des aides publiques soient restituées.
Parmi les personnes pour lesquelles une interdiction politique a été demandée se trouvent nombre d’amis que nous avons rencontrés à Rennes ou en Turquie : Selahattin Demirtaş, Sırrı Süreyya Önder, Sebahat Tuncel, Figen Yüksekdağ Şenoğlu, Pervin Buldan, Meral Danış Beştaş, Osman Baydemir, Gültan Kışanak, Leyla Güven, Besime Konca, Feleknas Uca, Mehmet Ali Yiğit…

André Métayer