Pour ceux qui vaguement ont entendu parler du Kurdistan

Une délégation des Amitiés kurdes de Bretagne s’est rendue en Turquie en mars 2018 pour participer aux fêtes du Newroz à Diyarbakir. Elle a prolongé son périple jusqu’à Van, en passant par Mardin, Midyat et Hasankeyf et en est revenue en faisant ce terrible constat : “l’ordre règne à Diyarbakir.” Un de ses membres, Ulysse, découvrait pour la première fois le Bakûr (Kurdistan nord). Il raconte ce qu’il a vu et nous fait partager son ressenti : ” les deux semaines sont passées vite et, paradoxalement, leur densité me donne le sentiment d’une infinité”. Voici un extrait de son témoignage.

André Métayer

L’aéroport de Diyarbakir s’ouvre sur une route longue, émaillée de milliers de réverbères. Sur chacun d’eux est érigé un drapeau turc et un portrait du président Erdoğan. Bienvenue !

Tout le long de la voie, d’énormes bâtiments construits à la hâte, grossissent la bulle immobilière. Ils sont vides, et forment des quartiers fantômes en bordure de la ville. Des tours de bétons sans habitants, de hautes grues témoignent partout que la Turquie change, et s’impose un nouveau visage urbanistique, un sourire figé de logements clones et de mosquées en béton gris. On me dira bientôt les rumeurs de corruption, d’appels d’offres truqués, d’alliages financiers opaques qui charpentent toutes ces grandes constructions du régime.

La nature policière de l’Etat est ostensible

Dès les premiers pas en territoire turc – et a fortiori à l’est – la nature policière de l’Etat est ostensible. En pleine crise économique, en plein marasme social, la sûreté de ce salaire a séduit bon nombre de quidams. Ce ne sont donc pas des soldatesques taciturnes dans les rangs de la police, mais des individus qui ont tout l’air de passants, vêtus d’une simple chasuble ou munis d’une plaque, arborée selon que cela soit opportun ou non.

Pour notre délégation, la surveillance avait donc le visage d’une belle brune de vingt ans, habillée à l’occidentale, photographiant nos passeports avec son IPhone et s’amusant de sa maladresse à l’utiliser, qui cherchait devant nous nos traces sur Google, Facebook et autres instruments de Big Brothers moderne dont nous découvrions les « vertus » sécuritaires. C’est un aimable quadragénaire qui nous tendit sa chaise pour qu’on ne se fatigue pas pendant le contrôle et nous taquina, goguenard : « what do you like better ? Paris or Istanbul ?». C’est un vieillard affable qui, tout en nous indiquant notre chemin, nous demanda qui nous étions, ce que nous faisions-là, qui nous venions voir et ne nous montra sa plaque d’agent de la « Polis » une fois seulement son interrogatoire – à l’apparence d’une banale conversation – achevé. Ce fut enfin cet abruti satisfait, roulant virilement ses épaules jusqu’au fond du bus, pour nous donner du « What are you reading ? » et s’inquiéter de ce que ce Romain Gary puisse être un ardent propagandiste des YPG.

L’horreur, ce n’est pas tant cette police étouffant la population, que la population qui devient elle-même policière. La propagande télévisuelle, l’omniprésence des drapeaux, la paranoïa érigée en doctrine ont créé ici et là des tendances fanatiques. L’exemple le plus saisissant que nous ayons surpris, c’est ce directeur d’hôtel, à Mardin, qui alla jusqu’à monter dans notre salle de bain collective, pendant qu’un de mes camarades s’y brossait les dents, afin de le filmer avec son téléphone. Vous lisez bien, alliant le glaçant ou grotesque, sans dire mot, tirant sur sa cigarette, le fixant impassiblement d’un air de dire : « rien ne nous échappe, on vous surveille ».
Tout souriants, naïfs, maladroits – parfois amateurs ou grotesques – qu’ils soient, ces hommes et ces femmes sont les bras armés d’un régime qui emprisonne, torture et massacre.

La comparaison avec le nazisme n’est pas outrancière

De l’iniquité de ce régime, on nous en a donné des images, on nous en a montré des preuves.

Je suis demeuré bête et incrédule, songeur lorsqu’on nous a conté l’histoire de cette combattante de Varto. Les militaires turcs ont, pendant les émeutes de 2017, ramassé son cadavre qui gisait dans la rue, l’ont dénudé, l’ont mutilé et l’ont attaché à l’une de leurs camionnettes pour faire le tour de la ville fraîchement reprise. La comparaison avec le nazisme peut sembler outrancière, elle l’est moins lorsque vous êtes là-bas, devant les preuves et les récits de ces centaines de crimes militaires, devant l’évidence de l’épuration ethnique et idéologique à laquelle Le régime s’adonne en marge de son territoire, comme à Afrin, où les déplacés kurdes sont remplacés par des Arabes sunnites qui lui sont acquis.

Une partie importante de nos interlocuteurs avaient été démise de leurs fonctions. Dans la Turquie actuelle, quiconque est soupçonné d’opinion anti-régime est accusé d’être un apologiste du terrorisme et se retrouve de facto exclu de la société (que le prétexte soit la lutte pour les droits kurdes ou l’appartenance à la mouvance religieuse de Fetullah Gülen, un rival d’Erdoğan exilé aux Etats-Unis). Ne pas être membre de l’AKP ou faire partie d’une association culturelle valorisant la langue kurde peuvent suffire.

Le pouvoir publie des listes de noms. Ceux qui y trouvent le leur deviennent peu ou prou des parias. L’interdiction de travailler s’abat sur eux, leur passeport leur est retiré. On leur fabrique une mort sociale. De professeur, haut fonctionnaire, etc., ils se retrouvent sans statut, à la merci du soutien de leur famille ou de petits boulots rares et mal payés. Pour l’illustrer malheureusement, et au-delà des rencontres calibrées par nos contacts, j’aurais recueilli l’histoire de cette femme qui, au hasard d’un trajet de bus, fit sans doute confiance à mes cheveux blonds et ma pâleur pour se confier à un passager qui n’était vraisemblablement pas turc. A l’âge de quarante-cinq ans, elle perd son travail et, parce qu’elle ne peut pas compter sur le soutien d’un mari, doit retourner vivre chez ses parents. La voix est résignée, résolue et semble défier d’éventuelles oreilles malveillantes dans le bus. Pour ceux des exclus qui n’ont ni famille, ni possibilité de travail, les syndicats tentent tant qu’ils sont encore légaux, d’organiser des caisses de solidarité… La couverture sociale prend là-bas des airs d’excentricité occidentale et ces caisses sont le seul espoir de ceux qui perdent tout. Pour d’autres, c’est la prison. C’est par dizaines de milliers qu’on les compte, ces militants du HDP, de l’IHD ou ces acteurs culturels du monde kurde.

Hasankeyf : tout le patrimoine non-musulman sunnite est voué à la destruction

Mais la Turquie d’Erdoğan ne se contente pas de museler les hommes et les femmes, elle s’attaque aussi à la terre, aux montagnes, aux fleuves, ainsi qu’à leur mémoire.

Nous nous sommes rendus à Hasankeyf, l’une des plus vieilles villes du Monde, dont la naissance est datée d’environ 6 000 ans av JC. Entre les montagnes, un patrimoine inestimable de villages troglodytes, de mosquées médiévales et de ruines de l’époque mésopotamienne s’y concentre.
A 80 km de là, un projet de barrage sur le Tigre va tout immerger. Il a pour but de contrôler l’approvisionnement en eau de l’Irak et de la Syrie, nerf des guerres et des hégémonies futures. La Turquie s’offrira au passage un petit lifting historique, la dépouillant de son patrimoine non-musulman sunnite. Une aubaine dans un pays qui sait si bien, grâce à l’Europe d’après la Première Guerre mondiale, que l’Histoire est écrite par les vainqueurs.

Au décollage, je choisis d’emporter entre toutes, l’image du premier homme à nous avoir reçus. C’était à Diyarbakir, dans les locaux de l’IHD, un homme massif, élégant dans son beau costume bleu, sûr de retourner en prison, œuvrant à une cause collective et juste le dépassant, bravant et acceptant la peur. Il m’enseigna malgré lui, en cinq minutes de présence, qu’une densité humaine m’était jusqu’ici demeurée inconnue et que la vie – et l’être humain – ont toujours la valeur que l’on veut bien leur donner. A chaque époque, le combat d’un peuple l’illustre et le rappelle au monde entier. Sans doute le peuple kurde est-il aujourd’hui ce peuple-là.

Ulysse