Quatre questions d’actualité à Hamit Bozarslan

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H-_Bozarslan3.jpgHamit Bozarslan, né en 1958 à Lice, près de Diyarbakir, en Turquie, est kurde. Historien et politologue, spécialiste du Moyen-Orient et du problème kurde, il est directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Il est l’auteur notamment de “Sociologie politique du Moyen-Orient” (Paris, La Découverte, coll. Repères, 2011), “Conflit kurde, le brasier oublié du Moyen-Orient”(Paris, Autrement, 2009), “La question kurde : Etats et minorités au Moyen-Orient” (Paris, Presses de Sciences-Po, 1997).

Hamit Bozarslan était en 2003 l’un des invités du festival de cinéma de Douarnenez, dont le thème était cette année-là le Kurdistan. Il était aussi présent au “14ème Rendez-vous de l’Histoire” de Blois, les 13/16 octobre derniers, pour participer à deux débats : “Les Arméniens, l’Empire ottoman et la Turquie” et “La Turquie, Orient de l’Europe” avec notamment Ahmet Insel, écrivain turc, professeur à l’Université Galatasaray d’Istanbul et à Paris 1.

Difficile d’imaginer Erdogan s’engageant sur la voie de la démocratie locale

André Métayer – La reprise des opérations militaires s’ajoute à une vague sans précédent d’incarcérations de militants, de cadres, d’élus associatifs et politiques, aux attaques contre la presse, aux arrestations de journalistes, et à l’assassinat de certains d’entre eux. Pour autant on présente la Turquie comme un modèle de démocratie pour les pays arabes et même les institutions européennes saluent les résultats de ses efforts pour adopter des réformes démocratiques. L’AKP, qu’un mode de scrutin favorable a mis en position de parti ultra majoritaire, va proposer une réforme constitutionnelle. Pensez-vous possible que, dans ce contexte, l’AKP puisse présenter des textes législatifs favorisant la démocratie locale et régionale et ouvrant la voie à un règlement politique de la question kurde ?

Hamit Bozarslan – La question n’est pas seulement l’hégémonie réelle que l’AKP exerce dans le parlement, mais aussi dans la société. Depuis 2007, l’AKP se considère désormais ouvertement comme le parti d’Etat, aussi bien dans le sens du parti qui commande l’Etat que comme le parti qui redéfinit l’Etat. Au cours de ce processus, il a perdu son élan réformateur (qui lui avait pourtant permis de briser le tabou autour de la question kurde) pour s’acheminer de plus en plus vers une posture nationaliste, reconnaissant l’existence des Kurdes à condition qu’ils acceptent, en retour, de se ranger derrière la bannière “d’un Etat, d’un drapeau, d’une nation musulmane”.

La demande de décentralisation est formulée en Turquie, et ce depuis 1908, par de multiples courants. On pourrait faire l’hypothèse que l’AKP, qui puise une bonne partie de ses forces des provinces anatoliennes, n’y serait pas insensible. De même, il n’aurait aucune raison de rester attaché à un cadre kémaliste (même s’il accepte d’y faire quelques allusions). Mais à défaut d’une transformation radicale du parti, dont le ministre de l’intérieur dit ouvertement qu’il n’y a aucune question kurde en Turquie, il me paraitrait difficile qu’Erdogan s’engage sur la voie de la démocratie locale, en tout cas telle qu’elle est définie et espérée par des acteurs kurdes.

Impossible d’isoler le PKK des autres acteurs

A.M. – Le gouvernement AKP a réussi à faire passer tout opposant pour un “terroriste”, partant du postulat que celui qui ne dénonce pas le PKK comme un mouvement terroriste est forcement lui-même un terroriste ou terroriste en puissance. Pensez-vous qu’une négociation pour trouver un règlement politique de la question kurde puisse aboutir sans la participation d’Öcalan et du PKK?

Hamit Bozarslan – Je ne saurai répondre à cette question. Je remarquerai seulement qu’autant le BDP constitue l’acteur représentatif majeur de l’espace kurde, autant le PKK en fait figure d’acteur de référence. Mais pour moi, l’essentiel est ailleurs : l’espace politique kurde en Turquie est aujourd’hui radicalisé par la coexistence de plusieurs générations et plusieurs traditions militantes, qui interagissent. Certes, la société kurde est infiniment plus différenciée aujourd’hui qu’il y a 10 ou 15 ans. Mais le fait que des expériences de radicalité communiquent, se frottent mais aussi s’alimentent mutuellement, finit par brouiller les frontières entre les formations politiques légales et illégales, les ONG, les associations, les cercles de socialisations ou les organisations professionnelles. Comment définir le PKK dans ces conditions et comment le différencier, l’isoler des autres acteurs ? La tâche est devenue impossible, impensable. Ce que l’AKP a du mal à comprendre c’est que c’est tout cet espace, dans sa totalité et dans sa pluralité, qui est aujourd’hui en quête de reconnaissance et de légitimité.

Le glissement vers un soulèvement : un scénario toujours plausible

A.M. – Les carences de L’Etat pour faire face au dernier séisme, la découverte des charniers, les funérailles des combattants du PKK sont autant d’occasions pour des manifestations, organisées ou spontanées, parfois violentes, parfois réprimées durement. La persistance de cette contestation dans la rue, soutenue par le BDP (députés, élus locaux) encouragée par les milliers de détenus politiques, est-ce, selon vous, les prémices d’un soulèvement, genre “printemps arabe”, s’organisant autour de la question kurde et de la défense des libertés publiques ?

Hamit Bozarslan – Il est difficile d’évaluer l’impact des contestations arabes sur le Kurdistan. mais je dirai que le mouvement contestataire kurde se nourrit avant tout de sa propre historicité et de ses propres renouvèlements générationnels. N’oublions pas l’héritage symbolique, mais aussi, en termes de transmissions des récits et des expériences, des mobilisations des années 1990 et plus récemment de 2005 à nos jours. Le glissement des mobilisations actuelles vers un soulèvement est toujours un scénario plausible, mais il n’est pas pour autant une fatalité. On peut parfaitement imaginer une « rue » dynamique qui « parle », « revendique », « proteste », manifeste sa colère et expérimente une socialisation intense sans pour autant sortir d’un cadre pacifique. La présence sur scène des figures anciennes, qui ont une autorité morale sur la société peut servir d’un élément de régulation de ces contestations, à condition toutefois qu’ils ne soient pas tous déclarés “terroristes” et incarcérés.

Un tournant dans l’organisation des luttes

A.M. -. Quelle est la signification exacte de la participation d’intellectuels turcs aux assises du BDP ? Assiste-t-on à un tournant dans l’organisation de la lutte pour la démocratie ?

Hamit Bozarslan – Définitivement. Le pouvoir ne veut pas qu’on touche à la “nation”, terme qu’il sacralise, et partant, considère toute dissidence venant des intellectuels turcs comme une trahison en puissance. Il a oublié qu’une partie de ces dissidents libéraux ou de gauche s’est battue précisément pour défendre l’AKP (et ils avaient raison de le faire) lorsqu’il était menacé par les généraux en 2007. L’introduction du soupçon de “trahison” et de l’accusation du “terrorisme” montre clairement qu’on sort graduellement d’une logique démocratique qui accepte et légitime l’existence des conflits. Face à l’arme de la critique des intellectuels dissidents, le pouvoir est tenté par le recours à la critique des geôles. Cela est inquiétant.