Quel gouvernement pour la Turquie ? Le pire scénario est en marche

Le président islamo-conservateur de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, a subi deux revers importants en 8 jours. Le premier se trouve dans le résultat des élections législatives qui le prive de la majorité des 2/3 qu’il espérait obtenir pour modifier la Constitution. Il perd aussi la majorité nécessaire pour former un gouvernement à sa botte. Le second est la victoire militaire kurde de Girê Sepî (Tal Abyad), à la frontière turco-syrienne, qui entrave l’intensité du trafic entre la Turquie et l’EI et l’infiltration des djihadistes venant d’Europe.

Dans les deux cas, à l’intérieur du pays comme aux marches qu’il convoite, les plans de ce président, qui se veut de plus en plus sultan, sont contrariés par les Kurdes. Le coup d’Etat constitutionnel qu’il préparait devait, pour réussir, s’appuyer sur une majorité parlementaire docile qui lui donnerait les pleins pouvoirs. Le palais présidentiel est d’ailleurs déjà prêt, un ensemble pharaonique de 350 millions de dollars construit sur 200 000 mètres carrés, dans le style néo-seljoukide, à la hauteur de ses ambitions.

La percée du HDP et la victoire de Girê Sepî ont modifié la donne

La percée du HDP, parti de la démocratie des peuples, avec ses 13% de voix et ses 82 députés, modifie la donne arithmétique, mais peut-être plus encore. Selahattin Demirtaş a en effet réussi son pari de réunir, au-delà du noyau de Kurdes militants du BDP qui constitue sa base, des Kurdes conservateurs, déçus par la politique de l’AKP, des militants et sympathisants des courants écologiques, pacifistes, féministes, des syndicalistes, des démocrates sincères, des citoyens issus des minorités sociales, ethniques, religieuses, jamais représentées. Les Kurdes d’Europe ont apporté aussi leur contribution à la victoire et le Conseil démocratique kurde en France a fait un effort considérable de mobilisation. Et si c’était le début d’un vaste mouvement démocratique ? Un mouvement qui s’appuierait sur l’expérience mise en place dans les régions kurdes avec l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK), qui préconise, partout où la situation le permet, la création de “Conseils de Citoyens libres” au niveau des communes et des quartiers, capables de s’organiser contre la toute-puissance de l’Etat. Ce mode d’organisation est bien entendu inacceptable pour le Sultan.

La victoire au Rojava des forces combattantes du PYD, les YPG et YPJ, dont la proximité avec le PKK n’est un secret pour personne, constitue une autre menace pour le Sultan qui rêve toujours, le moment venu, d’établir un protectorat sur cette partie de la Syrie, en témoigne la une de Sabah du 19 juin, quotidien islamiste dirigé par le gendre d’Erdoğan, prétendant que « le PYD est plus dangereux que Daesh » et appelant à la guerre contre les Kurdes de Syrie. Ce qui paraissait impossible – relier Kobanê au canton de Cizîrê, ce pour quoi la Coordination nationale Solidarité Kurdistan demandait à l’Elysée le 3 décembre 2014 de tout mettre en œuvre – les YPG et YPJ l’ont fait, appuyées par l’aviation de la coalition, au grand dam d’Erdoğan. Les forces kurdes contrôlent maintenant 400 km de frontière avec la Turquie et ont mis en place depuis 2011 leur projet d’autonomie démocratique. Ce concept – démocratie, socialisme, écologie, féminisme – adopté par l’Assemblée législative du Rojava, permet à chaque canton d’élire des assemblées citoyennes décentralisées et de se doter de structures de gouvernance incluant toutes les nationalités et toutes les religions et respectant la laïcité et l’égalité homme/femme. Là aussi inacceptable pour le Sultan.

Mais Erdoğan reste maitre du jeu

Le Parlement turc issu du scrutin législatif du 7 juin se réunira pour la première fois le 23 juin. Le Premier ministre Ahmet Davutoğlu n’a pas encore reçu d’Erdoğan la mission de former un nouveau gouvernement mais les pourparlers ont déjà commencé en coulisses. Les discussions sont âpres, le parti majoritaire, qui est dans l’obligation de trouver des alliés pour former un gouvernement de coalition, restant incontournable. Une alliance des trois partis d’opposition est en principe idéologiquement impensable, notamment pour le HDP dont la marge de manœuvre est faible : avec 13% de voix et 82 députés, c’est trop peu pour renverser la table. Passé un délai de 45 jours, le président peut, en cas d’échec des négociations, dissoudre le Parlement et convoquer des élections anticipées. C’est un scénario qui n’est pas à écarter à priori. Certains y croient, comme Burhan Kuzu, professeur de droit constitutionnel à l’Université d’Istanbul et membre éminent de l’AKP : “aucune coalition ne sortira de ces résultats, une élection anticipée est inévitable”. Erdoğan peut estimer qu’il peut améliorer son score de 41 % et que la dissolution est un risque qui vaut le coup d’être pris. Mais le scénario qui retient l’attention de tous est celui d’une alliance entre son parti, l’AKP (Parti pour la Justice et le Développement) et le parti d’extrême-droite xénophobe, le MHP (Parti d’Action nationaliste). Un sondage plébisciterait cette alliance chez les partisans de l’AKP, qui se prononceraient à 70% pour une alliance AKP-MHP contre 14% pour une alliance AKP-CHP et 3% pour une alliance AKP-HDP. Selon le quotidien turc Cumhuriyet, considéré comme un des journaux de référence en Turquie, l’AKP serait prêt à laisser entre 6 et 8 portefeuilles au MHP, dont le ministère des Affaires étrangères. La question kurde est au cœur des tractations. Un accord entre ces deux formations signifierait la fin du processus de paix, le retour à l’état d’urgence et à l’escalade de la violence, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières.

André Métayer