Repenser les frontières

Dans le cadre des Journées d’études organisées à Douarnenez par les Amitiés kurdes de Bretagne à l’attention des adhérents et sympathisants, une table ronde animée par René Péron, ancien chargé de recherches au CNRS, a réuni le dimanche 20 août Michel Agier, Attila Balikci, Tony Rublon, Saïf et Gaël Le Ny pour parler des frontières et plus particulièrement d’un drame qui découle de l’absurdité d’une situation, dans laquelle des barrières ont été imposées par les vainqueurs aux vaincus, ces frontières censées défendre des intérêts nationaux ou internationaux, mais tracées sans tenir compte de l’intérêt des peuples autochtones. On en paie aujourd’hui l’addition.

Gérard Gautier : des mots simples pour expliquer une situation complexe

Auparavant, Gérard Gautier avait animé le samedi 19 août une journée de formation, en traçant l’histoire du territoire occupé par les Kurdes, éclaté en 4 zones géographiques dépendant chacune d’un Etat oppresseur : Irak, Turquie, Syrie et Iran. Gérard Gautier, doctorant en anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chargé de cours au département de kurde de l’INALCO est le co-auteur, avec Halkawt Hakim, du “Dictionnaire français-kurde” (Paris, Editions Klincksieck, 1993). g._gautier.jpg

Invoquant histoire, culture, politique et relations internationales, Gérard Gautier a présenté une situation complexe permettant de mieux comprendre les revendications des Kurdes :

les Kurdes ne sont pas un peuple minoritaire, mais un peuple minorisé. Cet éclatement a engendré dans chacun de ces territoires des expériences de lutte qui ont favorisé l’émergence de modèles alternatifs à l’Etat-nation, comme le projet de mise en place du confédéralisme démocratique en Turquie et en Syrie. Il a aussi évoqué la question préoccupante des réfugiés de l’intérieur : il y a en Turquie probablement deux (peut-être trois) millions de personnes, en très grande majorité des Kurdes, qui ont dû quitter leurs villages suite à la guerre civile. Nous n’avons pas de chiffres précis et c’est un sujet très compliqué, sur lequel travaillent avec difficultés certaines universités turques.

Michel Agier : Un monde de camps

La table ronde a permis de croiser des regards sur la question des migrations et de « l’en-campement » :

les camps se multiplient et se banalisent partout sur la planète. Ils sont aujourd’hui des milliers, dessinant peu à peu un nouveau paysage mondial. Gouvernements nationaux et agences internationales adoptent de plus en plus systématiquement cette solution pour “regrouper” les réfugiés humanitaires, pour “parquer”, faire “transiter”, “retenir” ou mettre à l’écart les “déplacés” et les migrants, les “clandestins” et autres indésirables. Douze millions de personnes vivent ainsi dans ces camps, des millions d’autres dans des campements de fortune, au creux des forêts, dans les interstices des villes, le long des frontières ; d’autres encore sont piégées dans des centres de rétention, des zones d’attente ou de transit.

Michel Agier Anthropologue, directeur de recherche de classe exceptionnelle à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’EHESS, a donné une dimension planétaire à la question posée, celle des frontières, et montré que, même dans ces lieux d’exil aux conditions précaires,

la vie s’y renouvelle, s’y attache, et l’emporte le plus souvent sur la mort ou le dépérissement. Il s’agit d’apprentissages qui tirent les populations vers le haut.

Attila Balikci : une tentative d’organisation sans Etat

Notre ami juriste Firat, Attila Balikci, dont nous connaissons la droiture et son parcours militant, corrobore ces propos et apporte ces précisions sur le Rojava et le camp de Makhmur :

nous sommes en état de guerre, nul ne peut présumer du caractère viable de ce système quand la guerre sera finie. Cela étant, le Rojava apparaît comme un laboratoire d’idées nouvelles, une tentative d’organisation sans Etat, mais cette expérience d’autonomie locale n’est pas complètement nouvelle. Il faut se reporter au camp de Makhmur : en 1990, quatre millions de Kurdes ont fui vers les villes, sauf 10 000 villageois qui se réfugièrent en Irak et formèrent un camp sauvage près de Ninive. Obligés de quitter ce camp, ils en firent un autre à Makhmur (région de Mossoul). Ce camp, géré à ses débuts par l’ONU et depuis 2007 par le PKK, est considéré comme le mieux organisé au monde : gouvernance, éducation, santé, commerce. Là se développe l’autonomie démocratique dont s’inspire le Rojava. Deux principes dominent : l’autogestion, et une gouvernance horizontale dans laquelle les femmes et les jeunes ont gagné leur autonomie.

Gaël le Ny qui, seul ou dans le cadre de délégations des Amitiés kurdes de Bretagne, sillonne et photographie depuis des années les Kurdistan de Turquie (Karapinar, Diyarbakir, Sur, Ben û Sen, Fidanlik), d’Irak (Kandil, Makhmur, Sinjar) et de Syrie (Rojava), approuve et rapporte cette anecdote significative à propos de Makhmur :

il y avait la ville béton (Makhmur City) et, dans cette plaine désertique, est née, grâce au creusement de puits et au travail des réfugiés, la ville verte (Makhmur Kamp), que les jeunes de Makhmur City aiment fréquenter, pour profiter notamment des activités Internet dans le café du camp.

La question des réfugiés est inhérente à la situation kurde

Pour Attila Balikci, la question des réfugiés est inhérente à la situation kurde :

elle émerge d’une situation où les frontières sont arbitraires, imposées de l’extérieur, la dernière datant d’un accord franco-turc de 1939 souvent oublié : la France, qui avait un mandat sur la Syrie, a donné à la Turquie – pour s’assurer entre autre de sa neutralité – une zone géographique autour d’Antioche, imposant ainsi une frontière artificielle sur 800 km, qui va séparer les familles et provoquer la fuite de 14 000 Arméniens. Les frontières ne tiennent aucun compte des peuples. Le premier mouvement de réfugiés s’était déjà produit après la première guerre mondiale avec la déportation de Yézidis et d’Arméniens jusqu’aux fins fonds de la Russie. Le découpage des Etats au détriment des Kurdes, après la seconde guerre mondiale, provoqua révoltes et migrations. De facto, nous les Kurdes, on ne reconnaitra jamais ces frontières et, au gré des répressions, on passe d’un Etat à l’autre. Mustafa Barzani (le père de Massoud) a été ministre d’une république iranienne (Mahabad), le PKK a établi ses bases arrière en Irak et les premiers combattants syriens étaient des Kurdes de Turquie. Depuis 2011, on assiste à une implosion des frontières. On est dans une logique qui rappelle celle de 1923 : comme il y a cent ans il faudra bien repenser tous ces découpages. Les Kurdes espèrent que cette fois-ci, ils pourront se faire entendre.

Ouvrez les frontières

La question des réfugiés est devenue prégnante, angoissante même, avec la participation à la table ronde de Saïf, réfugié yézidi du camp de Fidanlik (Diyarbakir). L’assistance s’immobilise, les crayons se figent : Saïf raconte avec pudeur son long exil qui l’a conduit des monts Sinjar jusqu’à Munich en passant par Diyarbakir, Sirnak, la Grèce, la Bulgarie et l’Italie, les difficultés des réfugiés avec des passeurs crapuleux, les angoisses devant les frontières fermées, les conditions déplorables de la vie dans les camps, les revendications pour réclamer le respect de leur dignité.

Un prélude à la projection d’un film documentaire qui a clôturé la journée et qui sera à nouveau projeté à l’occasion du Festival des solidarités organisé par la Maison internationale de Rennes du 17 novembre au 3 décembre prochains, « Open the border » : après “Kurdistan, rêve de printemps,” Mikael Baudu et Arno Vannier ont suivi dans leur périple Saïf et deux autres jeunes Kurdes de Syrie, Tarik et Sévé, rencontrés au camp de réfugiés de Diyarbakir.

André Métayer