Retour à Ben û Sen

Gaël et François, qui sont à Diyarbakir pour finaliser une opération humanitaire, n’ont pas manqué de retourner dans le quartier de Ben û Sen, quartier auto-construit niché au pied des remparts de Diyarbakir et surplombant la vallée du Tigre. Durant trois ans, Gaël et François ont tissé des liens d’amitié avec les habitants et, de leur immersion dans ce quartier mi-bidonville, mi-village qui abrite une communauté pauvre mais solidaire et autonome, ils ont ressorti un livre, “Ben û Sen“. Ils brûlaient d’envie d’aller le leur présenter.

André Métayer

Le jour est fort matinal à l’est. Un soleil radieux nous accompagne le long de notre marche de retour à Ben u Sen. Nous voilà tels deux enfants prodigues qui, chemin faisant, échafaudent tant de rêves et de chimères car ils rapportent fièrement dans leur besace l’usufruit que ce que les habitants du quartier leur ont confié : “Ben û Sen” le livre.

Le froid de la nuit passée ne résiste que dans l’ombre des maisons, car, à chaque carrefour, le soleil nous chauffe agréablement et donne plus de vie aux nombreuses couleurs qui s’étendent sur les murs. C’est un mois de février étrangement chaud.

C’est pour nous un ravissement toujours renouvelé que de retrouver telle venelle, cet autre escalier, découvrir encore un point de vue nouveau.

En obliquant sur la droite, en montant quelques marches nous débouchons sur le grand escalier qui aurait sa place dans un remake du film ” Potemkine”. La pente est rude mais les marches sont régulières, encore un effort et l’on part sur la droite pour profiter du point de vue sur l’autre versant du quartier à flanc de muraille.

Chemin faisant, on croise les amis bouchers Ozan, Cavsin et Eyyup qui profitent de l’air frais hors de la cave où ils officient, fumant la cigarette de fin de travail. On se reconnaît de loin, et les rires fusent déjà. On boit un thé sur la terrasse d’Ozan, la vue sur le quartier et la muraille est imprenable. Une explosion retentit dans Sur et un panache de fumée s’élève dans le ciel, s’épaississant de minute en minute. L’opération de nettoyage est toujours en cours, la résistance tient. Eyyup nous raconte que les balles s’égarent parfois au dessus de leur tête.
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Nous sortons le livre et tout de suite la page avec le texte en kurde est un ravissement pour eux et les yeux pétillent à la vue des photographies du quartier. A qui saura deviner dans quelle partie celle-ci a été prise, qui reconnaîtra un visage ami ou l’enfant d’un cousin.
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Nous reprenons notre maraude dans les ruelles pour encore chaparder quelques images….
Ce matin-là, de ce coté-ci, chacun vaque à ses occupations. Une mère, assise sur une marche, allaite son bébé dans la lumière. Dans l’échoppe d’à coté, un couple s’affaire à la confection de beignets. Un grand-père, une dinde vivante à la main, se presse afin préparer la bête pour le repas.

C’est un tableau immuable et rassurant, sauf que quelque chose crée en nous une sensation de malaise diffus et tenace. C’est le bruit des hélicoptères qui en vol stationnaire haut dans le ciel sont les yeux de l’armée turque : ils guident des tirs à l’arme lourde contre les immeubles de Sur qui abritent les combattants kurdes au-delà du mur.

Car si l’on se fusille là-bas, de fenêtre à fenêtre dans Sur, Ben u Sen est comme honteux d’être ainsi épargné. Chaque détonation pique un peu plus le cœur des hommes qui sont assis là autour d’un thé. Ils nous regardent et lèvent les yeux au ciel, invoquant un dieu qui se moque des Kurdes comme d’une guigne.

Gaël Le Ny