TURQUIE, l’aveuglement d’une gouvernance infatuée d’elle-même

Le refus de reconnaître le génocide arménien, le blocage concernant Chypre et surtout son obstination à nier l’existence des Kurdes en tant que peuple de Turquie conduisent l’Etat turc dans une impasse sanglante dans la pure tradition kémaliste, ce qui fait dire à Ahmet Insel, écrivain turc professeur à l’Université Galatasaray, spécialiste des questions militaires et du système politique turc “le parti au pouvoir (le parti islamo-conservateur AKP) n’est pas plus démocratique que le précédent (dominé par les militaires)” (14ème Rendez-vous de l’Histoire, Blois le 15/10/2011).

Toutes les révoltes kurdes, depuis 1925, ont été réprimées dans le sang, avec une extrême violence, d’abord par le maréchal Mustafa Kemal Atatürk, puis par les gouvernements successifs, comme le précise Hamit Bozarslan, (né en Turquie, à Lice près de Diyarbakir), Directeur des études de l’École des hautes Études en Sciences sociales :

Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, la politique de destruction du Kurdistan est encore plus féroce que jamais. Évidemment, tout militant des Droits de l’Homme se sait menacé par l’État turc. Même les avocats sont pris pour cible. Encore là, la communauté internationale demeure muette. Selon un bilan officiel établi par le ministre d’État du gouvernement, la guerre entre les Kurdes et les Forces armées turques aurait fait au moins 27 000 morts depuis 1984, dont 10 000 parmi les militaires turcs. Elle aurait coûté à l’État turc quelque 84 milliards de dollars US et 3 000 villages kurdes auraient été détruits. Le gouvernement turc croit encore éradiquer la guérilla kurde, sans rien céder aux aspirations culturelles ou politiques des Kurdes ! Évidemment, c’est une politique dont les chances de réussite semblent très minces.

(“L’État turc et le problème kurde”, mise à jour le 18 avril 2011).

L’option militaire prévaut : le bilan est déjà lourd

Personne n’avait pris au sérieux les huit cessez-le-feu décrétés unilatéralement par le PKK à la demande d’Abdullah Öcalan, dont l’autorité fait de lui un interlocuteur incontournable de l’Etat turc pour une paix négociée. Lassé par trois années de discussions sans résultats avec des émissaires du gouvernement, le prisonnier d’Imrali y a mis logiquement fin et la trêve a été ipso facto rompue. Le bilan est lourd : il ne se passe pas de jour sans qu’on ne déplore des morts et des blessés. L’émotion est à son comble avec la dernière offensive du PKK : 200 combattants ont pris simultanément d’assaut plusieurs positions militaires dans la région montagneuse de Hakkari, faisant plusieurs dizaines de morts et de blessés. Il s’agit d’une des attaques les plus sanglantes depuis 1993, note l’AFP qui ajoute “les troupes d’élite turques entrent dans le nord irakien à la poursuite des assaillants, tandis que l’aviation turque bombarde des bases arrière du PKK dans les régions de Qandil et de Zap”. “La vengeance sera terrible” promet Abdullah Gül, président de la République de Turquie, et les organisations internationales, qui se disent “choquées”, lui apportent leur soutien.

Guerre sale et répression contre les militants politiques

La population kurde, aussi, est choquée car c’est depuis de longues années qu’elle subit humiliation, répression, et exactions en tout genre. L’Association des Droits de l’Homme (IHD) a révélé, en août dernier, qu’au moins 437 guérilléros kurdes avaient été tués par des armes chimiques lors de 39 opérations militaires menées par l’armée turque depuis 1994. Son enquête sur les disparitions, à la suite de gardes à vue ou d’interpellations, a déjà recueilli un certains nombre de données macabres : 253 fosses communes dans vingt régions kurdes, contenant au moins 3 248 corps.

Les arrestations et mises en détention d’élus associatifs de politiques, de cadres administratifs et de militants n’ont pas vraiment cessé depuis le lendemain des élections locales en avril 2009. Le communiqué du BDP du 6 octobre dernier dresse un tableau effrayant :

Depuis le 14 avril 2009, ces attaques se sont traduites par 7 748 arrestations et 3 895 incarcérations. Au cours des six derniers mois, 4 148 personnes ont été arrêtées dont 1 548 ont été incarcérées : 2 Présidents et 4 Vice-présidents de Conseils régionaux, 29 Conseillers régionaux, 10 Maires [sur 99], 10 Maires-adjoints et 2 anciens Maires. Le 23 septembre 2011, 30 autres personnes ont été incarcérées, dont un membre de notre Conseil d’administration et un membre de notre Conseil exécutif [BDP]. Au cours du dernier mois, 47 personnes, dont 3 Maires, ont été incarcérées à Sirnak. Les 2 et 3 octobre 2011, à Diyarbakir, 31 personnes ont été placées en garde à vue, dont 2 membres du Conseil exécutif [BDP], 6 dirigeants de la section régionale, dont 1 Vice-président, 1 Maire-adjoint, 1 Conseiller municipal, 1 Conseiller régional. A ce jour, elles sont encore en garde à vue. La Maire de Derik est également en garde à vue. Depuis le 3 octobre, les opérations menées contre notre parti ont abouti à l’arrestation de 115 personnes, dont 7 membres du Conseil d’administration, 14 Présidents de sections locales, 13 dirigeants et 9 anciens dirigeants de sections régionales. Au cours d’une cérémonie de funérailles à Mersin le 4 octobre 2011, la police a arrêté 120 personnes, dont 54 sont encore en garde à vue. 20 personnes, dont 1 co-président de section régionale, ont été arrêtées à Gaziantep le 1er octobre. A Tatvan, 11 personnes, dont un Maire-adjoint et des co-présidents de section locale, ont été incarcérés. Nous traversons actuellement une phase dans laquelle il nous est difficile de suivre l’évolution des arrestations et détentions.

Dans la seule région de Sirnak (430 000 habitants), frontalière avec la Syrie et l’Irak, plus de 500 élus, dont 5 maires et 2 députés, sont incarcérés. Tous les maires de cette région ainsi que 26 autres élus ont été démis de leur fonction sur décision du ministre de l’Intérieur. Depuis le 18 octobre, 78 personnes ont été mises en gardes à vue à Mardin, Urfa, Mugla, Aydin, Mersin, Diyarbakir, Ankara : il s’agit d’élus ou de dirigeants BDP, d’étudiants, d’enseignants, membres du syndicat Egitim Sen, d’animateurs culturels et d’un responsable de l’antenne IHD de Siirt. Le nombre de personnes arrêtées et mises en détention dépasse celui atteint durant les années de dictature. Les prisons turques des régions kurdes sont surchargées à un point tel que des détenus ont été transférés vers des établissements pénitenciers situés près de la Mer Noire. Elise Messicard, chargée d’étude au CNRS, avait, en l’an 2000, estimé à 70 000 détenus la population carcérale en Turquie dont 13 000 détenus politiques (2 000 de l’extrême-gauche turque, 1 000 islamistes du Hizbullah et 9 000 militants du PKK). La population carcérale est estimée aujourd’hui à 120 000 détenus.

Rapport de l’Union européenne

C’est dans ce contexte que l’Union européenne a rendu public le 12 octobre dernier son rapport annuel qui évalue l’état de la candidature de la Turquie. Elle note qu’aucun nouveau chapitre de négociations n’a été ouvert depuis le premier semestre 2010 et craint un clash durant la présidence de l’UE par Chypre dès août 2012. Elle s’inquiète à juste titre de l’évolution alarmante en matière de liberté de presse (l’Institut international de la Presse (IPI) qui a compté au moins 64 journalistes maintenus en détention note, lui, que la Turquie est la plus grande prison du monde pour les journalistes devant la Chine et l’Iran).

Tout en saluant les efforts du président Gül pour réguler le débat politique, le rapport reproche à la Turquie, en termes diplomatiques, une justice sous la coupe gouvernementale, qui fait preuve de laxisme pour juger les assassins du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink, qui tend à ne pas pleinement respecter les droits de la défense dans les procès intentés aux militaires accusés de “complot” et qui abuse de la détention provisoire.

Le Congrès des Pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe se dit, lui, “gravement préoccupé par le nombre considérable d’élus locaux – près de 1 800 – qui sont en détention en Turquie, pour beaucoup depuis 2009, comme Mme Güven, maire de Viranşehir, membre de la délégation turque auprès du Congrès”.

Le rapport n’a pas du tout été apprécié par Ankara qui le juge “partial” et RT Erdogan s’est même montré menaçant. Il aurait pu, il aurait dû ne pas lui déplaire au vu des éloges que l’UE distribue à la Turquie pour les progrès réalisés dans le domaine politique, législatif et administratif, saluant notamment “la consolidation de la primauté du civil sur le militaire”. Il aurait pu, il aurait dû être satisfait de l’appui de l’UE dans sa lutte “contre le terrorisme”, mais c’est trop peu pour celui qui ne supporte aucune opposition. Son ambition arrogante n’a pas de limite.

André Métayer