Voyage de Solidarité au Kurdistan : ce que les mots ne peuvent pas dire

Nous avons déjà, sous le titre “l’ordre règne à Diyarbakir“, rendu compte de la mission accomplie à Diyarbakir en avril dernier, lors des fêtes du nouvel kurde (Newroz) par une délégation des Amitiés kurdes de Bretagne, mission qui s’est prolongée jusqu’à Van en passant par Mardin, Midyat et Hasankeyf. Nina et Elsa, deux jeunes militantes communistes nouvellement adhérentes des AKB, rapportent, dans le journal “Le Poing” des JC35, des informations, des témoignages, des photos, mais surtout un ressenti : “les mots, les témoignages, photos et autres conférences, ne seront jamais aussi puissants que de se trouver en face d’une personne, dans son pays, qui vous explique son quotidien.”

André Métayer

Sous le soleil, dans la poussière, les acclamations de la foule retentissent au creux des squelettes d’immeubles en construction. Diyarbakir s’étend à perte de vue, ville tentaculaire qui poursuit sa poussée vers l’ouest. C’est là, sur un terrain vague dont l’horizon est mangé par ces géants de béton incomplets, que le peuple kurde célèbre la Nouvelle année : le Newroz, ou Nouveau Jour.

Ils sont plus de deux cent mille amassé·es face à la scène, séparé·es d’elle et de la tribune des officiel·les par un mince grillage de police. Elles céderont bientôt sous le poids de leur enthousiasme à l’annonce du discours d’Ahmet Türk (ancien maire de Mardin démis de ses fonctions par l’Etat turc). De ces barrières on retrouvera des morceaux dans le feu des brasiers traditionnels.

Du feu il reste les nuées sombres et lourdes. Au retour de la fête, nous apprenons l’arrestation de trente jeunes, dont de nombreux·ses mineur·ses qui, entonnant des chants révolutionnaires, sont allé·es à la rencontre des checkpoints. L’an dernier, un homme avait été tué, torse nu, d’une balle dans le dos.

La joie des Kurdes se heurte à l’épreuve des faits. Leur détermination ne faiblira jamais, nous répète-t-on sans cesse.

Un voyage de solidarité internationale

Nous sommes parties au nom des jeunes communistes d’Ille-et-Vilaine, du 19 au 24 mars dans l’est de la Turquie, à Diyarbakir (Amet en kurde), capitale du Kurdistan ouest, avec une délégation menée par l’association Amitiés Kurdes de Bretagne. Chaque année, cette association envoie au moment du Newroz des personnes afin de faire l’état des lieux de la situation kurde en Turquie. Ce voyage donnera lieu à un rapport envoyé au ministère des affaires étrangères français.

Nous y étions officiellement invité·es par le HDP, parti démocratique des peuples, un parti d’opposition de gauche, qui porte légalement la voix des Kurdes (le PKK, parti des travailleur·euses, étant interdit) mais s’adresse à tou·tes les électeur·ices de Turquie. A ce titre, nous étions convié·es à plusieurs entretiens au siège du parti à Diyarbakir, ainsi qu’à la grande fête du 21 mars dans la tribune des officiel·les.

Nous rejoignions ainsi sur place les rangs d’une délégation internationale d’une cinquantaine de personnes, ce qui est peu, comparé aux années précédentes. Parmi elles, des Allemand·es, des Italien·nes, des Norvégien·nes, des Espagnol·es, une Colombienne. La délégation française comprenait quinze membres des Amitiés kurdes de Lyon et des Amitiés kurdes de Bretagne. Les Lyonnais·es formaient une délégation intersyndicale avec une journaliste, deux inspecteurs du travail, respectivement de la CGT et de la CNT et le président de l’association, syndiqué à la CFDT. Les “Breton·nes” étaient un groupe assez hétéroclites, au vu de l’origine géographique comme des parcours militants. Il y avait parmi nous un militant de la ZAD de Bure, des étudiant·es de l’Inalco (institut national des langues et civilisations orientales) dont l’une milite dans les milieux féministes et d’éducation populaire parisiens, l’autre vient d’Espagne et le dernier est reporter pour les sites internet Kedistan et Rojinfo, des membres actifs d’AKB à Rennes parmi lesquels une militante d’Histoire du féminisme et son amie, une sociolinguiste, un doctorant en sciences politiques, une doctorante en sociologie et un musicien. Et puis nous deux.

Cette diversité dans notre groupe a nourri des échanges vifs et curieux, en fonction des opinions politiques et des degrés de connaissance du Kurdistan.

Ce n’était pas de la paranoïa

Une sécurité maximum est de rigueur. Il nous était fortement déconseillé d’emporter avec nous livres politiques (de gauche), notes de travail, ou quelque autre objet pouvant faire état de notre appartenance politique et du but de notre voyage. Bien sûr personne parmi les autorités turques n’était dupe quant à la connaissance de nos motivations. Cependant, courir le risque de se faire malmener à l’aéroport (comme cela est arrivé à un de nos camarades qui voyageait seul), d’être retenu quelques heures voire de causer du tort aux personnes qui nous invitaient n’était clairement pas une option.

A notre arrivée à Diyarbakir, après avoir retrouvé lyonnai·ses et italien·nes, nous sommes accueilli·es chaleureusement par quelques Kurdes qui sont chargés de nous emmener à l’hôtel. Sur la route, en pleine nuit, nous découvrons alors la ville. Au milieu des grandes avenues, chaque lampadaire arbore fièrement un portrait d’Erdoğan et un drapeau de la Turquie. Pas spécialement grands, “discrets mais insistants” comme le soulignera un camarade en riant, avant de succomber aux charmes de la conduite à la turque.

Une fois la confiance installée entre nous et notre chauffeur, une fois de nombreux véhicules esquivés au dernier moment (mais avec brio), nous gagnons l’hôtel et nous préparons pour une longue journée de rencontres et d’entretiens.

Les mandats politiques alternent avec les arrestations

C’est l’heure. Après avoir bu une multitude de tasses de tchaï, nous sommes invité·es à prendre place dans une des salles du siège du HDP (Parti Démocratique de Peuples) où plusieurs représentant·es de groupes politiques vont se succéder tout au long de la journée, en binôme paritaire.

Le BDP (Parti Régional Démocratique représenté au parlement par le HDP) commence, et sera suivi par le Mouvement des Femmes Libres (présenté par trois femmes) et le Conseil Démocratique Kurde.

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Au-delà des explications formelles de la situation politique en Turquie et des descriptions précises du fonctionnement des organisations qui se répètent, et qui parfois n’en finissent pas il faut bien l’avouer, chacun·e des intervenant·es insiste sur le courage et la persévérance du peuple kurde et des opposants au régime turc. Soudain, la lumière de la salle s’éteint, puis se rallume ; un camarade s’excuse. “J’ai cru qu’Erdoğan arrivait !” s’exclame en riant le représentant du DBP.

Là-bas, il n’y a, ironiquement, pas de soucis de roulement pour les représentant·es des différents mouvements : tous les ans ou presque, les dirigeant·es sont arrêté·es, mis·es en prison voir même assassiné·es. Nous comprenons rapidement que la plupart des personnes rencontrées ce jour, nous ne les reverrons probablement pas l’année prochaine.

Tout comme Osman Baydemir, l’ancien maire de Diyarbakir que nous rencontrons le jeudi 22 mars. Le matin même, il comparaissait au tribunal visé par une accusation le menaçant de trente ans de prison. C’est avec un aplomb et un calme saisissant qu’il nous raconte les menaces qui pèsent sur lui, les mois passés en prison, les dizaines d’affaires judiciaires auxquelles il doit faire face pour ses activités politiques, et tout cela sur le même ton posé. Tout cela paraît d’une telle banalité pour les militant·es kurdes et pro-kurdes que nous en oublions presque l’absurdité des choses.

Ce sont finalement les moments de questions-réponses qui se révèlent être les plus enrichissants. Les délégations ont de par leur composition des motivations et intérêts divers. Les questions sont nombreuses, parfois épineuses : on ne saura jamais vraiment quels sont les moyens de financement de la lutte. Pas même une esquisse de collecte de fonds ou de vente de foulards. En revanche, le Mouvement des Femmes Libre se révèlera très loquace quant à la mise en oeuvre de ses convictions et détaillera sans complexe l’enjeu des luttes LGBT pour le peuple kurde. En pleine discussion, deux hommes entrent dans la salle, se glissent derrière le bureau et décrochent la banderole accrochée au mur sous les yeux médusés des intervenantes. “Vous voyez ! C’est ça la domination masculine !” Eclats de rire. Les deux hommes repartent gênés, bredouillant que c’est pour le meeting du midi. Nous sortons de cette rencontre avec la ferme intention de nous former en Jineolojî (la science des femmes en kurmandji).

Sur, les stigmates d’un massacre

Le jeudi matin, nous sommes trois à nous diriger vers Sur, la vieille ville encerclée de remparts qui fait face à notre hôtel. Afin d’éviter tout soupçon et un éventuel checkpoint, nous marchons quelques centaines de mètres avant d’entrer dans Sur. Il fait beau, tout est propice à jouer les touristes, à flâner. Nous sommes guidées par le camarade reporter qui connaît les lieux sur le bout des doigts. Il nous emmène en haut des remparts – aujourd’hui ils sont accessibles.

Il y a toujours autant de blindés dans les rues : armée, police anti-terroriste. Interdiction formelle de tourner nos appareils photos dans leur direction. Nous nous tournons alors vers les rives du Tigre – Dîcle en kurmandji – et les jardins de Hevsel. Un peu plus loin, de gigantesques drapeaux de la Turquie sont suspendus aux murailles.

Du haut des remparts, le camarade nous indique la partie de Sur qui a subi la répression militaire turque. Il y a deux ans, une centaine de jeunes se réclamant de PKK sont entrés en insurrection dans les quartiers sud. La majorité des habitant·es ont fui, et l’armée turque est entrée dans Sur pour écraser les rebelles. Le gouvernement a tout rasé, ou presque. Ne restent plus que quelques maisonnettes, une mosquée. Le quartier est bouclé, enfermé derrière des murs de béton et des barbelés. Aucun des habitant·es n’a pu revenir sur les lieux pour récupérer des affaires. Tout le monde pouvait voir les longues files de camions rempli de gravats sortir de Sur. Exproprié·es pour la plupart, iels louent désormais des logements hors de prix tout au nord de Diyarbakir, loin de la vieille ville. La reconstruction en cours est dirigée par le gouvernement qui se préoccupe peu de l’architecture historique du lieu et qui compte bien louer les futurs logements à une population moins pauvre et moins kurde.

Nous descendons des murailles et longeons une des artères principales, reconstruite. Près du Sur enfermé, les rues portent encore les stigmates des affrontements. Les constructions nouvelles jouxtent les bâtiments quasi détruits ou en reconstruction. Dans les ruelles, passé le quartier des forgerons, ses bruits de machines incessants et son odeur permanente de métal, on aperçoit encore des vieux tags des rebelles, recouverts par ceux des nationalistes turcs. Les murs nous présentent leurs flancs grêlés par les balles.

Nous retournons sur l’avenue centrale de Sur. Les vendeurs de thé, de tabac ou de sucre qui parcourent les rues de tout Diyarbakir sont, nous apprend-on, pour beaucoup des fonctionnaires d’Etat ayant perdu leur emploi à cause de la répression post-putsch manqué de 2016. On voyait la foule contraster avec le paysage abîmé par la répression et les politiques néolibérales : il n’en est rien. Ces visages amicaux, ces gens qui s’affairent sur le marché, iels en sont les témoins et les victimes.
Il est temps d’aller retrouver la délégation. Nous quittons doucement Sur et ses murailles, que la précédente municipalité – kurde – avait réussi à faire entrer au patrimoine mondial de l’Unesco avant de se faire évincer.

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La dernière coopérative des femmes kurdes

Au rythme, soutenu, des rendez-vous, nous apprenons à décrypter cet environnement étrange, fait de convivialité mâtiné de craintes.

La rencontre des membres de l’IHD, la ligue des droits de l’homme locale, fut l’occasion de parler de travail et de la situation socio-économique pour les Kurdes en Turquie. Dans des locaux en sous-sol, éclairés par un néon faiblard, la dernière coopérative résiste encore et toujours. Elles étaient nombreuses et avaient pignon sur rue, ces échoppes et leurs ateliers, lorsque le DBP était au pouvoir. Désormais, ces lieux sont pour beaucoup fermés, ou bien leurs travailleur·ses ont changé d’adresse. Les kilims qui alourdiront nos bagages au retour sont aussi le fruit du travail de femmes qui les tissent à Hakkari. Plus pour longtemps.

Cette organisation du travail en coopérative est un vecteur important de l’émancipation des femmes au Kurdistan, à côté des maisons des femmes et de leurs académies de Jineolojî. La répression post-putsch, menée par les administrateurs nommés par l’AKP qui gouvernent les mairies, a travaillé à leur fermeture, une à une. Toutefois, si l’on peut retenir une chose des Kurdes, c’est qu’ils n’ont jamais dit leur dernier mot et qu’ils se réorganisent immédiatement pour survivre.

Nous interrogeons donc notre hôte sur les effets des politiques de l’AKP concernant le travail. Le constat est saisissant. Malgré le manque de médecins, de nombreuses personnes ne peuvent passer leurs examens, quand bien même elles sont formées et pourraient tout à fait exercer, car elles sont fichées pour avoir participé à une manifestation ou été arrêtées par la police pour cette même raison. La qualification du PKK comme organisation terroriste permet de détruire les vies de tou·tes celleux engagé·es auprès du peuple kurde ou se reconnaissant dans les idées de gauche.
Les prisons sont peuplées de femmes et d’hommes politiques, de militant·es ayant chanté des paroles interdites. Quelques jours plus tôt, dans un bar proche de l’hôtel, une mélodie murmurée nous a fait taire. Silencieux·ses, ému·es, nous avons observé les voix qui se mêlaient. La porte était ouverte. Au fil de la douceur du son, nous avons mesuré la puissance de l’instant. Les paroles révolutionnaires, nous ne les comprenions pas ; mais leur portée, nous la ressentions dans notre chair.

N’importe qui peut sortir un badge de policier

Mais qui sont ces policier·es qui, avec leur chasuble ridicule, leur pistolet ou leur fusil à la main et leurs vêtements de ville, se promènent nonchalamment, quand une population est ciblée aussi ostensiblement ? On nous répond que la police est le corps de fonctionnaires le mieux payé en Turquie : à l’entrée en fonction, on y gagne 4000 tl par mois. Notre interlocuteur a été enseignant pendant vingt-deux ans et son salaire n’atteignait que 3250 tl au moment de sa destitution. Iels sont en général des nationalistes, des proches de l’AKP qui, dans le contexte économique désastreux, trouvent une opportunité. Notre traductrice complètera en donnant l’exemple d’un ami, conservateur, qui a raté les concours des affaires étrangères : au vu du salaire annoncé et de ses accointances politiques, il a trouvé un poste de policier sans souci. En résulte une population policière bigarrée et surtout nombreuse : celleux qui ont poursuivi le voyage en dehors de Diyarbakir nous le raconterons, n’importe qui peut à tout moment sortir son badge. La méfiance est donc de mise.

Ne pas être des touristes de l’horreur

Le rouleau compresseur de l’Etat démet et emprisonne à tour de bras. Notre interlocuteur lui-même a perdu son emploi. S’il ne rejoint pas les rangs des vendeur·ses des rues de Sur, c’est grâce à sa famille et ses ami·es, qui lui apportent une aide matérielle. La solidarité que se témoignent les Kurdes est manifeste et nous ne pouvons que croire leur sincérité lorsqu’ils nous remercient d’être présent·es et de les soutenir.

Face à l’avalanche d’informations, plus accablantes les unes que les autres, nous ne voulons pas rester les bras ballants. Nous ne sommes pas des touristes de l’horreur, mettant un pied hors de leur bulle confortable pour connaitre la sensation de risque lors de fouilles policières et le vol de nos crayons de couleur par ces fonctionnaires. Nous sommes venu·es en solidarité avec le peuple kurde en lutte. Et ce que nous entendons, c’est que la Turquie n’est plus un Etat de droit.

Survient alors souvent la question “mais que peut-on faire ?” Les soutenir. Oui mais comment ? A nous de trouver nos solutions : nous connaissons nos contextes de lutte, nos moyens d’action et nos ressources. Ils, elles portent un jugement sévère sur l’Union européenne et les Etats occidentaux. Comment ne pas les comprendre ? Les intérêts économiques sont plus puissants que les belles paroles qui trônent sur le fronton des bâtiments officiels, nous le savons.

Nina Ollivro et Elsa Koerner