« Autopsie d’un triple meurtre » ?

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“Début 2013, trois militantes kurdes sont abattues en plein cœur de Paris. Le documentariste Ahmet Senyurt passe au crible ce crime impuni, dans lequel seraient impliqués les services secrets turcs.”

Cette annonce faite par ARTE avant la diffusion de ce documentaire sur l’assassinat de Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Saylemez, trois militantes kurdes tuées à Paris le 10 janvier 2013, n’est bien sûr pas passée inaperçue parmi les amis de la cause kurde et tout particulièrement ceux des Amitiés kurdes de Bretagne. Ce film a le mérite de faire connaître à un plus grand nombre les assassinats ciblés et les infiltrations d’organisations auxquels se livrent les services de renseignements de la Turquie, mais il contribue malheureusement, de par ses imprécisions, son refus de replacer les événements dans un contexte historique et politique, à fausser l’image du combat mené par les Kurdes.

Si le titre français “Autopsie d’un triple meurtre, Sakine, Fidan, Leyla, militantes kurdes” évoque une enquête de la part du réalisateur, le titre original a lui une connotation un peu différente : “Die Kurdinnen und ihr Killer : Der Kampf von PKK und Türkei mitten in Europa (Les femmes kurdes et leur assassin : le combat du PKK et de la Turquie au cœur de l’Europe). Effectivement le film donne l’impression d’hésiter entre chercher à faire la lumière sur un assassinat ou tenter de manière un peu sensationnaliste à nous présenter Turquie et PKK se livrant à une guerre sans merci au cœur de l’Europe, renvoyant ainsi dos à dos les deux côtés.

Dès le début du film, on nous présente trois combattantes affiliées à une organisation qualifiée de « terroriste » par l’Union européenne avec force clichés et on reste un peu sur notre faim si l’on souhaite comprendre les motivations de ces trois militantes. On aurait aimé que l’on s’étende plus longuement sur leur engagement féministe et politique pour une société différente. Hélas, on ne nous parle ici que d’un conflit entre le PKK et la Turquie “pour une autonomie politique et culturelle des Kurdes“. On nous présente une guerre civile qui a fait 45 000 morts mais on attendra en vain des explications sur les raisons de ce conflit, sur l’évolution qu’a connu le PKK, sur ce qu’est le confédéralisme démocratique, sur les tentatives de mettre un terme au conflit armé maintes fois rejetées par les autorités turques. Le film ne mentionne qu’une seule fois le HDP, sans même citer son nom. Or comment peut-on parler de cette lutte armée en oubliant que nombre de Kurdes ont fait le choix d’un engagement politique pacifique par des voies légales pour voir leurs organisations interdites, leurs élus jetés en prison et remplacés par des fonctionnaires non élus, avec force assassinats et enlèvements, qui finalement ne laissait guère d’autres options aux Kurdes à la recherche de plus de justice.

Des imprécisions, des raccourcis qui reviennent fréquemment. La rupture des pourparlers de paix entre Erdoğan et le PKK en 2015 est présentée de manière très biaisée : “le conflit kurde dégénère, des insurrections éclatent“. On oublie le rôle joué par Erdoğan à l’époque, son souhait de ratisser en direction de l’extrême-droite et surtout sa politique ambiguë à l’égard du groupe Etat islamique, ainsi que son soutien aux djihadistes syriens contre les Kurdes du Rojava. Or, tout cela a largement contribué à ce que “le conflit kurde dégénère“. On tire aussi le rideau sur l’ensemble des crimes de guerre commis par l’armée turque, notamment durant cette période.

Ce côté ambigu se retrouve également dans la volonté délibérée d’entretenir une confusion entre un mouvement armé classé « terroriste » par l’Union européenne et les autres organisations kurdes en Europe et notamment le Conseil démocratique kurde en France.

Enfin l’invasion du Rojava par l’armée turque et ses supplétifs djihadistes est présentée dans le commentaire en voix off de manière très orientée, pour décrire ce qui, si on se place objectivement dans le cadre du droit international, est une invasion par l’armée turque d’un pays étranger : “la Turquie et les milices kurdes se disputent âprement cette région située à la frontière turque, d’un point de vue politique et militaire c’est la branche civile et militaire du PKK qui est aux manettes ici“. Là encore, si le système politique mis en place au Rojava s’inspire de l’idéologie du fondateur du PKK, affirmer que ce dernier est aux manettes au Rojava, c’est reprendre mot à mot la propagande du régime turc. Même commentaire confus lorsque l’on nous parle du “Kurdistan irakien” sur des images de puits de pétrole, “ici le PKK contrôle le pouvoir politique et militaire ainsi que l’ensemble des ressources et a établi des camps d’entraînements“. S’il est vrai que le PKK est implanté dans les montagnes de Qandil, il n’y exploite pas des puits de pétrole !

Reste que l’enquête concernant l’assassinat et la personnalité de l’auteur présumé Omer Güney est le point fort de ce film, ainsi que les éléments à charge apportés contre le MIT (services secrets turcs). On pourra cependant être agacé par la mise en avant de la désinvolture et le dilettantisme des propos d’Anne Sophie Laguens, l’avocate d’Omer Güney, qui frisent parfois le ridicule et viennent un peu perturber le fil de l’enquête.

Un documentaire n’est pas un reportage journalistique et on n’attend pas de lui une objectivité. Le réalisateur a le droit de s’engager. Ici on a l’impression que tout au long du film l’auteur hésite à s’engager, renvoyant dos à dos les acteurs du conflit mais, lorsque qu’arrive la fin du film, avec la manifestation annuelle organisée en janvier chaque année pour exiger que justice soit faite et que soient dénoncés les auteurs du crime, le réalisateur y voit une manifestation qui permet au “PKK de réussir à instrumentaliser le drame pour mobiliser les donateurs et susciter l’attention.” Il choisit alors clairement son camp.

Mikael Baudu
Réalisateur