Lettre ouverte à Jean-Pierre Filiu : “cessez d’insulter les Kurdes”

Monsieur,

Nous ne nous connaissons pas : nous ne sommes pas du même monde. Je lis dans votre bibliographie que vous être professeur des universités à Sciences Po’ après avoir été professeur invité aux États-Unis, à l’université Columbia et à l’université de Georgetown, que vous êtes historien, arabisant, bardés de diplômes et de décorations et que vous avez été conseiller d’ambassade dans plusieurs pays arabes et membre de plusieurs cabinets ministériels (défense, intérieur et même du Premier Ministre). Je subodore que vous êtes l’un des éminents spécialistes des officines parisiennes qui orientent d’une façon si adroite la politique étrangère des gouvernements français successifs et que vous rêvez au fond de vous-même d’être, pour la Syrie, le “BHL” du président. C’est ce que m’inspirent vos articles de votre blog, notamment ceux du 30 avril et du 25 juin de cette année, qui mêlent de façon insidieuse et fielleuse le vrai et le faux. Je comprends que vous regardiez avec une certaine condescendance les “amis des Kurdes nombreux en France et, pour certains d’entre eux, aussi estimables que sympathiques” dont je m’honore de faire partie, mais, je vous en prie, n’insultez pas nos amis, les Kurdes, les vrais libérateurs de Kobanê, de Sinjar et bientôt de Rakka.

L’Histoire vous oblige à plus de modestie

Les brillants “conseillers” de la France ne l’ont pas toujours aidée à faire de bons choix. En Indochine, la France avait misé sur Bảo Đại. Mauvaise pioche ! C’est Hồ Chí Minh qui gagna. Au Maroc, elle intronisa Ben Arafa mais fut contraint deux ans plus tard de sortir de son exil le futur Mohammed V. Pour ne pas avoir tenu compte, en 1935, de la circulaire Barthel, “La nation française n’est pas la nation du peuple d’Algérie, c’est une nation étrangère au peuple d’Algérie, c’est la nation oppresseuse, c’est la nation de l’impérialisme“, nous avons eu la guerre d’Algérie. Mais il est vrai que vous ne l’auriez pas prise en compte, vous non plus, vu que Barthel, alias Chaintron, était communiste.

L’Histoire vous fait obligation à plus de modestie car, vous aussi, vous faites le mauvais choix pour la France en soutenant une force aussi peu crédible que l’ASL, l’armée syrienne dite “libre”, désormais fantomatique dans une rébellion dominée par les groupes djihadistes et islamistes comme Tahrir al-Sham et Ahrar al-Sham, contrôlés par les services de renseignements turcs et financés pour certains par le Qatar et la Turquie, pour les autres par l’Arabie Saoudite. Vos positions jugées trop proches des insurgés syriens vous ont d’ailleurs fait perdre le prestigieux prix Brienne du livre géopolitique, patronné par le Ministère de la Défense, que le jury s’apprêtait à vous décerner pour votre livre “Le nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la Révolution syrienne”. Votre haine pour le peu estimable Bachar al Assad vous égare. Si vous pensez qu’il suffit d’éliminer un dictateur pour rétablir la paix et la démocratie… L’exemple du chaos libyen devrait vous ouvrir les yeux.

L’utilisation fallacieuse d’une photo est indigne

Votre aversion pour les Kurdes va jusqu’à utiliser sournoisement une photo comportant des hommes en treillis impeccablement rangés et effectuant un salut main droite tendue, poing gauche replié, faisant penser au salut nazi, sur-titrée d’un “Le vrai visage des libérateurs de Rakka, majoritairement kurdes et gauchistes” en tête de votre article du 25 juin. Je n’ai pas la naïveté de penser que le rapprochement est fortuit. Cette vraie photo, dont le commentaire oriente vers une interprétation mensongère, est utilisée à point nommé pour crédibiliser une description tendancieuse et ridicule sur l’action du PYD, de l’autonomie démocratique du Rojava, de ses combattantes et combattantes (YPG/J) et de sa police civile (Asayish). Or cette photo (de l’agence Reuters) a été prise le 17/06/2017 à Ayn Issa, au nord de Rakka, à l’occasion de la prestation de serment solennelle des nouveaux policiers du Conseil civil de Rakka. Il s’agit de la police civile nommée “Force spéciale de Sécurité intérieure” destinée à assurer la sécurité quand la ville sera complètement libérée par les Forces démocratiques syriennes (FDS).

Malheureusement pour vous, la grande majorité des nouveaux policiers de la photo sont des Arabes de Rakka et des alentours qui ont été entraînés par les forces spéciales américaines et les Asayish. Le Conseil civil de Rakka, co-présidé par un Arabe et une Kurde, veille en effet à ce que ses forces de sécurité reflètent la composition ethnique de la ville et de sa région proche, majoritairement arabe avec une composante kurde non négligeable. Par ailleurs, à propos des Kurdes qui constitueraient « 90% des forces engagées à Rakka », vous citez un article du Spiegel dans lequel il est impossible de trouver ce chiffre… Ne s’agit-il pas de l’estimation de décembre 2015 ? Depuis, le Pentagone estime que 60% des FDS sont composées de soldats arabes.

Nous défendons le modèle social du Rojava

Oui, bien sûr nous avons connaissance du Contrat social du Rojava. Et pas seulement de l’article 15 qui date de 2014, quand les YPG/J étaient en effet les seules forces présentes au Rojava (et qui en soit n’est pas scandaleux, une armée régulière soumise au pouvoir politique est préférable à la prolifération de milices incontrôlées). Depuis les FDS ont été constituées, regroupant en plus des Kurdes les forces syriaques (MFS), les Sanadids, de multiples éléments transfuges de l’ASL… et la constitution de la Fédération démocratique de Syrie septentrionale de décembre 2016 en a fait la force officielle de défense du territoire syrien libéré.

Nous n’avons pas pour le Rojava les yeux de Chimène, mais nous défendons ce modèle social attaqué de toute part – y compris par vous – ce modèle démocratique, post-étatiste, multiethnique, laïque, écologiste, féministe, qui, dans ce contexte de guerre – ne l’oubliez pas – doit être protégé. La situation est critique car le Rojava et la Syrie septentrionale sont attaqués de toutes parts, par l’Etat islamique, par la Turquie, par les forces de Bachar al Assad, dont vous voulez la peau, ainsi que celles de la rébellion ex-ASL, que vous défendez aveuglement. Il est vraiment injuste de ne pas louer le courage de nos amis kurdes et leurs alliés arabes à se battre pour défendre leur territoire et leur modèle de gouvernance, un courage qui n’exclut pas l’habileté dans l’art de la guerre mais aussi dans celui de la négociation.

Mais je pense que ceci ne vous a pas échappé.

André Métayer
Président fondateur des Amitiés kurdes de Bretagne