Au cœur du Kurdistan réel : regards croisés sur huit questions d’actualité

Marie- Brigitte Duigou, qui a conduit avec Michel Besnard la délégation des Amitiés kurdes de Bretagne jusqu’au cœur du « Kurdistan réel », revient sur quelques-unes des questions importantes abordées lors de différentes rencontres avec des maires, des avocats, des journalistes, des responsables politiques et des militants associatifs. Des questions d’actualité concernant la réforme territoriale en Turquie, les dysfonctionnements dans le déroulement des élections municipales, le processus de paix avec comme corollaire la libération des détenus politiques, la fin des juridictions d’exception et le devenir des milices supplétives. Quelles influences peuvent avoir les avancées démocratiques dans l’organisation administrative et sociale Kurdistan syrien, notamment dans les provinces de Hakkari et de Sirnak considérées par le BDP comme des régions pilotes ? Pour faire avancer les revendications, la désobéissance civile n’est pas écartée.

André Métayer

La réforme territoriale : “ce sera difficile mais c’est positif”

muraille_de_diyarbakir.jpgElle concerne les villes métropolitaines comme Diyarbakir, à laquelle vont être rattachés 2000 villages. Les compétences de la préfecture sont transférées aux mairies qui auront en charge la gestion de fonds nouveaux antérieurement gérés par les préfectures, ce qui va renforcer leur autonomie. La nouvelle maire métropolitaine de Diyarbakir, Gültan Kışanak, députée, co-présidente du BDP, approuve ainsi que Esref Mamedoglu, vice président de la section BDP de Diyarbakir, qui précise :

seule une faible partie de ces fonds était utilisée au bénéfice des populations concernées. Nous, nous allons utiliser cet argent pour assurer le fonctionnement des services municipaux .Les décisions concernant l’utilisation de ces fonds seront prises en concertation avec la population.

La loi électorale de 1960, “une loi ancienne et dépassée”

esref_mamadoglu.jpgEn réponse aux questions sur un certain nombre de dysfonctionnements, constatés par la délégation, qui ont jeté le soupçon sur les résultats des élections municipales. E. Mamedoglu (BDP) explique :

la loi de 1960 est antidémocratique et les représentants du BDP à l’Assemblée nationale ont déposé, en vain, plus de 500 propositions de réforme. Le bulletin multiple, en particulier, doit être modifié.

La délégation a pu constater que ce bulletin multiple était illisible pour de nombreuses personnes, une véritable incitation à la fraude : il n’est pas rare, en effet, de voir plusieurs personnes non autorisées entrer dans l’isoloir avec le votant au prétexte de l’aider à s’y retrouver. Ramazan Demir, avocat à la Cour d’Istanbul, confirme que “les blancs dans la loi” sont la porte ouverte à tous les abus et ne peuvent qu’entamer la crédibilité des résultats.

Le processus de paix en discussions avec Abdullah Öcalan

r.bilici_.jpgOn n’en est pas encore aux négociations, mais Raci Bilici, président de la section IHD (Association turque des Droits de l’Homme) de Diyarbakir, fait remarquer que, depuis que les discussions sont ouvertes entre Abdullah Öcalan et les envoyés du gouvernement turc, “n’y a plus de morts, plus d’incendies dans les campagnes”, que “les armes en tous genres se sont tues”, que “toutes les violations engendrées par un état de guerre ont disparu”. E. Mamedoglu souligne que dans ces discussions, “les deux parties ne sont pas sur un pied d’égalité” et que “l’Etat turc n’a rien lâché de ce qui avait été promis concernant la reconnaissance des droits des Kurdes”. Raci Bilici constate lui aussi que les points négatifs sont très nombreux et que le Premier ministre R.T.Erdogan ne fait pas ce qu’il a promis mais il reste persuadé que “le problème se résoudra en dehors des armes”. “C’est le message des Kurdes, et la Turquie l’a compris”.

Combien de détenus politiques en Turquie ?

Raci Bilici confirme d’abord que la répression continue. Les actions en faveur de la démocratie sont réprimées et les arrestations pour des motifs politiques n’ont pas cessé : gardes à vue, détentions, condamnations. Miraz Calli, président de la section locale du BDP de Hakkari, témoigne :

deux familles sont venues nous voir ce matin : leurs enfants, 5 jeunes de 16 à 20 ans ont été mis en détention. Elles voulaient de l’aide, savoir comment elles pouvaient aller les voir et obtenir un rapprochement. Les conditions de vie dans les prisons demeurent épouvantables : violences, isolement, refus de traitement pour les malades.

Le BDP, comme l’IHD, ne peut fournir de chiffre précis concernant le nombre de détenus politiques encore en prison. Miraz Calli :

l’Etat entretient l’opacité : quand on pose des questions à l’Assemblée, le gouvernement envoie des documents de 700 pages mais des documents qui ne répondent pas à la question.

Interrogé, R. Demir, avocat, confirme qu’il est très difficile d’avancer des chiffres précis car l’Etat bloque toutes les informations. La vérité se situe, selon lui, entre 10 000 et 12 000 détenus qui seraient incarcérés en Turquie pour des raisons politiques.

La durée de la détention préventive sur la sellette

Le Président de l’Union des Barreaux de Turquie, l’avocat Metin Feyziogla, avait déclaré le 16 octobre dans une interview à “Libération” que les Cours spéciales étaient “une véritable justice parallèle menant ses propres procédures”. Quand il a été question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ces Cours spéciales, que Raci Bilici dénonce comme ” de véritables tribunaux militaires”, qui jugeaient les personnes “soupçonnées de porter atteinte à la sécurité de l’Etat”, ont été remplacées par des Cours dites à “compétences spéciales”. Mais, en décembre 2013, à la suite de l’opération lancée contre R.T. Erdogan par les partisans de la confrérie Gülen, le gouvernement a supprimé ces Cours et transféré leurs compétences aux Cours criminelles de droit commun qui, elles, prévoient que la durée maximale d’une détention préventive ne doit pas excéder 5 ans (au lieu de dix ans dans les juridictions précédentes). Cette disposition a contraint l’Etat turc à libérer des détenus politiques kurdes parmi les plus connus comme Emrullah Cin, maire de Viransehir, ou Selma Irmak, députée de Sirnak, ou encore Gülcihan Şimşek, ancienne maire de Bostaniçi.

Quid des protecteurs de village ?

Il faut rappeler que les “protecteurs de villages” sont des forces supplétives recrutées par l’armée turque pour surveiller la population kurde et lutter contre la guérilla. L’IHD en avait demandé le désarmement lors d’une conférence de presse à Diyarbakir le 13 mai 2013, alertant l’opinion publique sur le danger constitué par la présence de ces milices armées qui, en toute impunité, se livrent sur la population à des actes répréhensibles, à des persécutions diverses pouvant aller jusqu’à des assassinats, des viols, des enlèvements. Ils sont aussi parfois considérés comme les premières victimes d’une politique oppressive : on cite le cas d’hommes enrôlés de force et contraints de faire ce “sale boulot “pour nourrir leur famille. Qu’en est-il aujourd’hui, dans le “processus de paix” ? Raci Bilici :

l’Etat, en matière de désarmement, n’a pas fait un seul pas. Il n’a jamais cessé de se préparer à un état de guerre. Le nombre des forces militaires occupant la région n’a cessé d’augmenter. Toutes les unités armées auraient dû être retirées, mais ce n’est pas le cas. L’Etat n’a pas supprimé le système des protecteurs de village qui bénéficient de droits économiques et sociaux.

Les représentants du BDP à Çukurca, village frontalier avec l’Irak, confirment :

au lieu d’alléger les effectifs, on a construit de nouveaux postes ; les villages évacués de force sont occupés par 1 400 militaires qui se sont inscrits sur les listes électorales.

L’autonomie démocratique par tous les moyens, y compris celui d’une désobéissance civile

L’autonomie démocratique du Rojava fait rêver les kurdes de Turquie qui veulent la mettre en place par tous les moyens, y compris celui d’une désobéissance civile. La mise en place de la coprésidence homme femme dans toutes les instances du BDP, y compris les mairies, n’est pas le seul exemple :

nous avons écrit au Préfet pour l’avertir que nous allons utiliser les deux langues. Même si nous devons payer des amendes, nous continuerons à assurer les services municipaux en utilisant les deux langues,

affirment les deux représentants du BDP de Hakkari, Miraz Calli et Dastan Demirer. m_calli_et_d._demirer_.jpg

L’association KURDIDER confirme :

la plaque à l’entrée de la ville sera modifiée, on écrira le nom de la ville dans les deux langues : Colemêrg (en kurde) et Hakkari (en turc). La langue kurde doit primer dans les relations de la vie courante. Les restaurants, par exemple devront présenter leurs menus en kurde.

Des projets d’ouverture d’écoles pourraient voir le jour, malgré les échecs des précédents qui se sont soldés par des arrestations. A Hakkari encore, des crèches en langue kurde sont en voie d’être créées, avec les moyens du bord.

Des coopératives pour favoriser le développement économique

Partant du passé prospère de la région de Hakkari d’avant la guerre, le BDP parie sur cette région pour développer des coopératives. Dastan Demirer, en femme de terrain, présente le projet :

il s’agit de favoriser le développement économique d’une région ruinée par des années de guerre et en proie au chômage, en particulier celui des jeunes. Nous ne pouvons attendre une aide de l’Etat qui ne viendra pas. Nous devons le faire avec nos propres ressources. Ces coopératives que nous allons créer prendront appui sur des activités comme le tissage, l’élevage, l’apiculture, et constitueront un moyen de faire revivre des villages évacués de force mais de nouveau accessibles. L’ambition est de créer des coopératives qui s’autofinanceront à long terme.

demir_celik_03.jpgDans cette région, près de 90% des habitants sont acquis au BDP. Ce n’est donc pas surprenant que le choix du BDP qui prépare le terrain à une éventuelle autonomie démocratique à partir de deux provinces pilotes se soit porté sur la région de Hakkari, l’autre étant celle de Sirnak. Demir Çelik, vice-président du BDP, ancien maire de Varto, et coordonnateur pour son parti du programme concernant les collectivités locales, remet en cause l’hyper centralisation de l’administration de la Turquie :

nous demandons à l’Etat un remboursement à hauteur de 20 % sur les bénéfices qu’il a tirés de l’exploitation des ressources énergétiques dans cette région du sud-est de la Turquie. Il ne s’agit pas de revendiquer une autonomie régionale mais d’une juste répartition des bénéfices. Les expériences de coopératives se sont avérées une réussite partout où elles se sont développées. La région possède des réserves en pétrole et en métaux. Une centaine d’installations hydroélectriques sont en fonctionnement. La population a le droit de dire son mot quant à l’utilisation de ces ressources.

Une demande identique, émanant de Gültan Kışanak est arrivée sur le bureau du ministre de l’Energie du gouvernement, qui lui a fait répondre que cette question n’était pas à l’ordre du jour.

Cette fin de non recevoir fait réagir Demir Çelik :

cette demande est tout à fait légitime. Elle marque la détermination du peuple kurde pour faire reconnaître ses droits. Le peuple kurde n’y renoncera pas.

Marie-Brigitte Duigou