“France et Turquie, de nouveaux horizons pour une relation séculaire”

La Fondation Robert Schuman a publié le 30 novembre 2012 un texte du ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, intitulé “France et Turquie: de nouveaux horizons pour une relation séculaire.” Il y souhaite promouvoir sans tarder une relance des relations bilatérales entre les deux pays, ancrées dans une histoire pluriséculaire illustrée par l’alliance entre François Ier et Soliman le Magnifique en 1536.

12,5 milliards d’euros d’échanges pour l’année 2012

Les relations économiques et commerciales sont au cœur de la question :

qui sait aujourd’hui que la Turquie est notre 12ème client dans le monde et notre 5ème débouché hors Union européenne et Suisse, bien avant des pays émergents comme le Brésil ou l‘Inde ?

souligne flatteusement notre ministre du commerce, sachant déjà, sans doute, qu’un énorme contrat – 10 milliards de dollars ! – était en train de se négocier entre Airbus et la Turkish Airlines. Nous n’allons pas nous en plaindre, dans le contexte économique morose. Et puis la vente de plusieurs dizaines d’A320, c’est mieux que la livraison d’armes ou autres matériels de guerre. Pour autant il n’est pas nécessaire d’en avaler son chapeau.

Programme Erasmus

La coopération culturelle et scientifique est aussi très développée entre les deux pays et notre ministre de l’éducation ne manque pas de citer le programme Erasmus qui “favorise une mobilité croissante entre étudiants français et turcs.”

D’ailleurs, le 30 mai 2012, l’ambassadeur de France, à l’occasion des 25 ans d’Erasmus, n’offrait-il pas une réception, rappelant aux étudiants conviés la longue tradition de coopération en matière éducative entre nos deux pays :

avoir été un étudiant ‘‘Erasmus’’ est tout au long de votre vie personnelle et professionnelle un atout. La génération Erasmus aura un rôle croissant dans l’Europe de demain, où, ensemble, Turcs et Français multiplieront les projets communs dans l’art, la culture, l’économie.

Le journal l’Humanité a interrogé à ce sujet l’une des bénéficiaires de ce programme, Sevil Sevimli, étudiante à l’Université Lumière Lyon 2, qui, mise en prison le 10 mai pour avoir participé aux manifestations autorisées du 1er mai, n’a pu partager les petits fours de l’ambassade. Après trois mois d’incarcération suivis d’une interdiction à quitter le territoire, trois procès et une condamnation à soixante-deux mois de prison ferme pour crime de «propagande» en faveur d’un mouvement d’extrême-gauche, le tribunal a accordé à Sevil, qui a fait appel de sa condamnation, une autorisation de sortie de territoire assortie d’une caution de 10 000 LT (4 250 euros).
-Votre combat va au-delà de votre 
propre cas ?

Sevil Sevimli. Il y a beaucoup de prisonniers politiques dans les prisons turques. Une grande pression s’exerce sur eux. Ce n’est vraiment pas facile dans cette situation de s’exprimer, de continuer à être engagé. La plupart des personnes arrêtées sont soupçonnées d’être des terroristes. Mais elles mènent simplement un combat et osent dire « non » au gouvernement turc. Elles sont arrêtées pour des manifestations, pour avoir collé une affiche… Tout cela est complètement légal, mais ne plaît pas au gouvernement.

-Continuez-vous à mener ce combat 
en France ?

Sevil Sevimli. Bien sûr, pour les personnes qui sont arrêtées là-bas mais aussi pour celles qui sont arrêtées ici, en France, pour exactement les mêmes raisons. Il est important de montrer que tout ce qui se passe en Turquie n’est pas si loin. Ce peut être votre voisin qui risque de se faire arrêter. Il faut le démontrer pour mener une grande lutte contre cette collaboration entre les pays européens et la Turquie.

Les questions sensibles : l’adhésion à l’Union européenne et le génocide arménien

Le ministre des droits de l’homme entend poursuivre les négociations concernant l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne car au cœur du projet européen, il y a la protection des libertés individuelles et collectives :

les droits de l’Homme et les libertés civiles ont besoin d’être davantage promus, et sur ces sujets nous sommes désireux de travailler avec la Turquie.

Nous en prenons acte, sans être pleinement convaincus tant la pression économique semble forte :

la volonté du gouvernement auquel j’appartiens est de développer nos relations avec la Turquie, partenaire essentiel de la France et de l’Union européenne.

Il est patent, par exemple, que sur la question du génocide arménien (« un sujet épineux et difficile qui a trop souvent assombri nos relations bilatérales ») c’est un ministre atteint de cécité et de surdité qui aborde la question :

les choses changent : mon collègue Ahmet Davutoğlu a eu des déclarations encourageantes qui sont, je crois, significatives.

Le ministre des droits de l’homme ne lit pas les dépêches qui signalent que le 12 mars dernier, le militant turc des droits de l’homme et journaliste progressiste Temel Demirer a été de nouveau poursuivi au titre l’Article 301 du Code Pénal turc pour avoir “dénigré la nation turque, la République turque, son gouvernement ou ses institutions.” Son crime ? Avoir déclaré à la sortie du tribunal :

je serai acquitté si, dans les trois années qui viennent, je ne dis pas ‘’il y a eu un génocide arménien en Turquie’’, ou si je ne déclare pas ‘’l’Etat turc est un Etat criminel’’. Eh bien, dès à présent, sans attendre trois ans, je dis, ‘‘l’Etat turc est le meurtrier de Hrant Dink’’. Je dis aussi ‘’Il y a eu un génocide arménien dans ce pays”.

Ses propos lui valent donc un nouveau procès mené avec l’autorisation du Ministre turc de la justice, le collègue d’Ahmet Davutoğlu.

Et la question kurde ?

Ce qui est encore plus surprenant est que dans ce chapitre “dialogue franc sur les questions sensibles”, Laurent Fabius n’aborde pas la question kurde. Dans cet important article, le mot kurde n’est même pas prononcé une seule fois ! Or, la question kurde, de l’avis de tous les observateurs, y compris de ceux qui ne peuvent être suspectés d’être en empathie avec le mouvement kurde, c’est la question que la Turquie doit régler. “Un des dossiers récurrents qui plombe la vie politique de la Turquie contemporaine” d’après Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient. Même la presse turque convient que cette question ne peut être vue que sous l’angle du terrorisme ; elle convient de la nécessité de changer de ton et de faire preuve de discernement dans l’utilisation du qualificatif “terroriste” :

en Turquie, il serait utile de modérer les appellations accolées au PKK afin de ne pas se réfugier dans une posture qui empêche l’ouverture d’un dialogue politique

(Kadri GÜRSEL, journaliste au quotidien Milliyet). C’est cette posture qui conduit notre diplomatie à ne voir la question kurde que sous l’angle sécuritaire. Il est à craindre qu’elle se condamne elle-même à courir après l’Histoire.

La Coordination Nationale Solidarité Kurdistan (CNSK) qui se félicite du report de l’accord antikurde par la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée Nationale, appelle à la vigilance car le projet de loi reste à l’ordre du jour de l’activité parlementaire. Le Parti communiste français lance, pour sa part, une pétition pour demander l’annulation immédiate de l’accord de coopération policière antikurde entre Paris et Ankara. Il demande aussi que le PKK soit retiré de la liste des organisations terroristes.

André Métayer