La Turquie à l’épreuve du trébuchet : une résolution schizophrène du Parlement européen

Le rapport de la députée européenne Ria Oomen-Ruijten (Parti Populaire Européen – groupe le plus important en nombre du Parlement européen avec 271 députés qui compte 17 des 27 chefs d’État ou de gouvernement au Conseil européen dont Angela Merkel et Nicolas Sarkozy), approuvé par le Parlement européen par 517 voix pour, 66 contre et 63 abstentions, dénonce la politique menée par le gouvernement islamo-conservateur de Turquie et la justifie dans le même temps au nom de la lutte anti-terroriste. Le discours schizophrène produit l’effet souhaité : il protège et valorise celui qu’il fustige par ailleurs. Illogique ce rapport? Certes non! Travail remarquable de funambule dont la logique est la nécessité pour une Europe dominée par l’économie libérale des marchés d’arrimer à l’espace européen la Turquie “considérée comme l’une des économies affichant la croissance la plus rapide et comme l’une des sept plus importantes économies émergentes au monde”. Dans le même temps le rapport souligne que l’intérêt de la Turquie libérale, fragilisée par un PIB particulièrement bas, se trouve aussi dans la poursuite de son intégration économique dans cet espace européen : “les échanges entre l’Union européenne et la Turquie ont atteint un montant total de 103 milliards d’euros en 2010 […] les entreprises européennes ont créé plus de 13 000 entreprises en Turquie”. Il note aussi que la Turquie c’est “le corridor énergétique de l’Union pour les ressources en pétrole et en gaz”.

Une “volée de bois vert” à dose homéopathique

Au vu de ce rapport 2011 sur les progrès accomplis par la Turquie en vue de son intégration dans l’Union européenne, la résolution du Parlement européen posant comme postulat la nécessité d’inscrire le mot “interdépendance” dans le processus de réforme, estime qu’il est nécessaire que la Turquie progresse plus rapidement en matière de réforme. Le Parlement européen exhorte ce pays à réformer son système judiciaire, à protéger les libertés civiles, à respecter le droit syndical, l’égalité dans les rapports hommes/femmes, et exprime sa préoccupation concernant les lois limitant la liberté des médias et les nombreux procès attentés aux journalistes. Il s’inquiète au regard des nombreuses poursuites pénales à l’encontre des avocats, des élus, des défenseurs des droits de l’homme, de l’usage excessif de la force et de la détention provisoire. Rappelant le rôle fondamental de la Grande Assemblée et la nécessité de l’ouvrir à tous les partis politiques dans le respect de l’équilibre des pouvoirs, il encourage la Turquie à procéder à une réforme constitutionnelle. Il exhorte la Turquie à normaliser les relations avec ses voisins, notamment l’Arménie et Chypre. Autant d’encouragements qui sont autant de critiques, exprimées diplomatiquement et tintant aux oreilles des Ankariotes. Mais, comme au karaté, les coups sont retenus et la courtoisie est la règle. Toutes ces remontrances n’empêchent pas le Parlement européen de qualifier la Turquie de modèle de démocratisation pour les États arabes. Comprenne qui voudra !

L’amendement 8a refusé

Le refus d’adopter l’amendement proposé par un groupe de 42 députés (17 Gauche unitaire GUE/NGL dont 2 français, 12 Verts/ALE dont 4 français, 7 socialistes, 5 libéraux et 1 démocrate-chrétien) visant à préciser l’article 8 est significatif de cette fausse fermeté. L’article en question exprime son soutien plein et entier à la rédaction d’une nouvelle constitution civile pour la Turquie, et l’article 8a voulait, pour le rendre opérationnel, lui apporter les précisions suivantes :

encourage la Turquie à utiliser le processus de rédaction de la constitution comme l’occasion de développer une identité plus réaliste et démocratique lui permettant de reconnaître pleinement et de faire participer sur un pied d’égalité, aux côtés de la majorité turque, toutes ses minorités ethniques telles que les Kurdes, les Lazes, les Circassiens, les Rom, les Alévis, les Syriaques, les Arabes, les Grecs, les Arméniens, les Juifs et autres; encourage la Turquie à envisager un processus de décentralisation et de gouvernement local réel afin de répondre aux souhaits des diverses catégories de sa population, de reconnaître qu’une citoyenneté moderne ne doit pas être focalisée sur une nature ethnique et d’instaurer la protection du droit à une langue maternelle dans la nouvelle constitution civile. (article non adopté)

Le Parlement européen face à la question kurde

A l’article 36, le Parlement européen demande à la Turquie, à propos de la question kurde :

de faire preuve de résilience et d’intensifier ses efforts en vue d’une solution politique à la question kurde, et demande à toutes les forces politiques d’œuvrer de concert en faveur d’un dialogue politique renforcé et d’un processus d’inclusion et de participation politiques, culturelles et socio-économiques accrues des citoyens d’origine kurde afin de garantir le droit à la liberté d’expression, d’association et de réunion; estime, à cet égard, que le droit à l’éducation dans sa langue maternelle est essentiel; demande au gouvernement de la Turquie de redoubler d’efforts afin de promouvoir davantage le développement socio-économique du sud-est du pays; estime que la réforme constitutionnelle offre un cadre très utile afin de promouvoir une ouverture démocratique ; rappelle qu’une solution politique ne peut reposer que sur un débat ouvert et authentiquement démocratique sur la question kurde et s’inquiète du nombre important de procès intentés contre les écrivains et les journalistes abordant la question kurde ainsi que de l’arrestation de plusieurs personnalités politiques, maires élus au niveau local et conseillers municipaux, avocats et manifestants kurdes ainsi que de militants des droits de l’homme en lien avec ledit procès du KCK ainsi qu’avec d’autres opérations de police; demande au gouvernement de la Turquie de jeter les bases pacifiques permettant aux personnalités politiques kurdes de mener un débat libre et pluraliste; insiste sur l’importance de promouvoir le débat sur la question kurde au sein des institutions démocratiques, et en particulier de la Grande assemblée nationale de Turquie. (article adopté)

Le groupe des 42 députés (+ 1) cité plus haut a logiquement proposé un amendement visant à débloquer une situation conflictuelle violente qui oppose depuis 27 ans des groupes insurgés kurdes à l’Etat turc et invitant les partenaires internationaux à encourager une approche politique pour résoudre la question kurde et pour faciliter la négociation et les efforts de réconciliation :

salue les étapes constructives entreprises par les parties impliquées dans le conflit kurde dans le premier semestre 2011, à savoir des cessez le feu répétés de la part du PKK et du gouvernement turc et l’ouverture d’un dialogue avec Mr Abdullah Öcalan ; déplore le fait que les négociations se soient arrêtées et qu’une nouvelle phase d’escalade violente exige toujours plus de victimes. Réitère sa position que la question kurde ne peut être envisagée que comme une question politique qui réclame des réponses politiques, la volonté d’engager un processus de négociation aussi bien que des efforts soutenus et crédibles pour fonder la confiance mutuelle et pour réconcilier les différentes parties de sa population ; demande aux États membres et au Conseil de jouer un rôle constructif dans la solution de la question kurde et d’encourager le gouvernement turc à prendre en compte le besoin de négociations et à lui offrir un soutien de médiation si besoin est. (article non adopté).

202 voix pour, 400 voix contre, cet amendement n’est pas adopté.

A cet amendement refusé, le Parlement a, en dernier ressort, préféré avaliser totalement la politique belliciste et liberticide du gouvernement islamo-conservateur d’Erdogan, qu’il a pourtant dénoncée tout au long du rapport. Il ne se contente pas en effet de condamner sans appel le Parti des Travailleurs du Kurdistan à l’article 54 et d’exprimer sa solidarité pleine et entière avec la Turquie, il demande à la Commission et aux États membres, sous le prétexte fallacieux de lutter contre le terrorisme, de “faciliter une communication et un échange d’informations suffisants avec la Turquie dans des dossiers de demandes d’extradition auxquelles il ne peut être donné suite pour des raisons juridiques ou de procédure”. In cauda venenum (le poison est dans la queue).

André Métayer