L’insupportable légèreté de la politique de “dialogue” avec Erdoğan

Emmanuel Macron avait affirmé qu’il aborderait la question des droits de l’homme en Turquie avec son homologue RT Erdoğan, président de la Turquie, lors de sa visite à Paris le 5 janvier dernier : “je le ferai dans le respect mais avec le souci de défendre nos valeurs et nos intérêts”.

On peut douter, sinon des intentions, du moins des effets concrets de cette realpolitik. Le président turc s’est même permis en conférence de presse de ridiculiser son hôte, qui l’invitait à respecter l’Etat de droit en lui opposant, sans rire, d’indépendance de la justice turque ! On croit rêver quand on sait que l’épuration menée tambour battant, qui touche des dizaines de milliers de fonctionnaires, n’épargne pas les magistrats. Il s’est aussi permis, toujours en présence de notre président, impassible, de s’en prendre à un journaliste qui avait l’outrecuidance de lui poser une question gênante sur une livraison d’armes à des groupes djihadistes par Ankara en 2014. Décidément, les présidents passent, les ministres se succèdent et toujours la même politique pro-turque, celle qui est aux mains d’une administration puissante et lobbyiste.

Le pied de nez de RT Erdoğan

A peine rentré au pays, Erdoğan, que les conversations élyséennes ne semblent pas avoir ébranlé, adresse un pied de nez à ses hôtes parisiens, en continuant sa politique répressive. Les lourdes sanctions viennent de tomber, visant les députés de la troisième force politique de ce pays, le HDP (Parti de la Démocratie des Peuples) :

  • İdris Baluken, député HDP de Diyarbakır et vice-président du groupe parlementaire : 16 ans et 8 mois d’emprisonnement ;
  • Aysel Tuğluk, vice-coprésidente du HDP : 1 an et 6 mois d’emprisonnement ;
  • Leyla Birlik, députée HDP de Şırnak : 1 an et 9 mois d’emprisonnement ;
  • Nursel Aydoğan, députée HDP de Diyarbakır : 1 an et 3 mois d’emprisonnement ;
  • Adem Geveri, député HDP de Van : 1 an et 6 mois d’emprisonnement ;
  • Abdüllah Zeydan, député HDP de Hakkari : huit ans de prison ;
  • Sebahat Tuncel, co-présidente du Parti des Régions démocratiques (DBP) : 2 ans et 3 mois d’emprisonnement. Détenue dans la même prison que Gültan Kışanak à Malatya, Sebahat Tuncel, “kurde, alévie, socialiste, féministe”, n’est pas une inconnue ni à Rennes ni à Paris. Elles est connue également pour avoir dénoncé les violences sexuelles sur mineurs dans la prison d’Adana.

Selahattin Demirtaş a comparu en personne devant un tribunal vendredi dernier, pour la première fois depuis son arrestation. Accusé notamment de “diriger une organisation terroriste”, il risque jusqu’à 142 ans de prison. “Me battre pour la démocratie, la liberté, les droits de l’homme et la paix est ma seule ambition” a notamment déclaré Selahattin Demirtaş.

Leyla Zana démise de ses fonctions de députée

Leyla Zana a été démise de ses fonctions de députée jeudi 11 janvier pour “absentéisme” mais elle était dans l’impossibilité d’exercer son mandat car son serment n’avait pas été validé. La raison ? S’être exprimée en kurde un court instant pour dire son espoir en une paix durable et honorable et avoir modifié le sacro-saint “peuple turc” d’usage lors de l’investiture législative par “peuple de Turquie”.

L’acharnement contre Leyla Zana continue. Rappelons que l’activité politique de Leyla Zana a commencé en 1988. C’est le contact avec la prison qui a fait son éducation politique, avec 83 autres épouses ou mères de détenus, accusée d’avoir « incité le peuple à la révolte ». Torturée, soumise à des interrogatoires musclés et à des traitements inhumains et dégradants, elle passera 50 nuits et 50 jours en prison au milieu de détenues de droit commun : “c’est à cette date que commence mon engagement politique” :

  • 20 octobre 1991 : après avoir prêté serment en turc à l’Assemblée Nationale, comme le veut le protocole, Leyla Zana, députée de Diyarbakir, ajoute en kurde : « j’ai fait ce serment pour la fraternité des peuples turc et kurde ». Résultat : levée de l’immunité parlementaire, arrestation, incarcération ;
  • 8 décembre 1994, condamnation à 15 ans de prison pour « séparatisme » ;
  • 2004 : Leyla Zana sort de prison et est reçue au Parlement européen, qui lui a attribué en 1995 le prix Sakharov ;
  • 2007 : procès pour « fait de propagande au bénéfice d’une organisation illégale », sa candidature à la députation est invalidée, elle ne peut se présenter aux élections législatives. Condamnée à deux ans de prison, elle fait appel ;
  • 2008 : une peine de 60 ans d’emprisonnement est requise contre Leyla Zana pour neuf discours prononcés en 2007, au motif de « propagande envers une organisation illégale » et de « participation aux activités criminelles, bien que non membre, de l’organisation [terroriste] » ;
  • 2011 : Leyla Zana est élue députée de Diyarbakir ;
  • 2015 Leyla Zana est élue députée d’Ağri.

Tout est à craindre pour le HDP, qui doit tenir son congrès à Ankara dans les jours qui viennent : sur les 59 députés élus en novembre 2015, 9 sont détenus, parmi lesquels 5 ont déjà été destitués. Leyla Zana est donc la sixième à être déchue de son mandat. Une arrestation est à craindre dans ce contexte où la répression politique ne faiblit pas.

Mais à quoi sert la ligne téléphonique entre l’Elysée et le palais ottoman d’Ankara ?

André Métayer