Nassime Qadirpour, journaliste et auteure kurde iranienne : « nous voulons et menons une révolution pacifique »

Cela fait deux mois que Jina Amini, une Kurde d’Iran, a été assassinée par les forces de sécurité à Téhéran pour un voile mal ajusté. Deux mois que les manifestations populaires se succèdent à travers le pays. Deux mois que les femmes sont à la pointe de cette contestation systémique du régime islamique. Les Amitiés kurdes de Bretagne et Nassime Qadirpour ont organisé une rencontre-débat sur ces évènements le 11 novembre à Saint-Senoux. Accueillie par le Baranoux, elle a réuni une trentaine de personnes.

Nassime Qadirpour remonte l’Histoire. Les espoirs nés du renversement du shah d’Iran et du retour de l’ayatollah Khomeini se sont évanouis depuis bien longtemps pour la société iranienne. Harnachée par le joug politico-religieux qui lui fait courber la tête, cela fait plus de 40 ans qu’elle est privée de sa liberté de penser, d’exister, mise en marge du monde malgré elle et sa volonté d’ouverture sur celui-ci. Les femmes sont ostracisées, invisibilisées. Les postes à responsabilité au sein de l’Etat lui sont proscrits, leur droit de voyager est soumis à l’autorisation de leur mari ou tuteur, tout comme l’accès à certaines professions… Depuis 1979, c’est un véritable apartheid de genre auquel se livre la République islamique. À cette ségrégation sociale archaïque est venue se greffer une situation économique calamiteuse impactant toutes les couches de la société. Ou presque. Alors que l’inflation s’élevait à 40% en 2021, que les salaires ne suffisent plus pour vivre décemment et que la classe moyenne est en voie d’extinction, un État dans l’État, celui des ayatollahs et de leurs affidées les Gardiens de la Révolution, vit dans le confort et l’opulence en s’accaparant par les richesses des peuples d’Iran. Une prédation économique institutionnalisée depuis des décennies permettant à cette nomenklatura politico-militaro-religieuse de mettre la main, à son bénéfice exclusif, sur les principales industries et ressources du pays. Pour mener leurs petites affaires lucratives, les Gardiens de la Révolution disposent de ports et d’aéroports situés en dehors du système commercial officiel et donc de tout contrôle extérieur. En somme, la paupérisation et la négation de droits fondamentaux pour une majorité face au luxe et à la toute-puissance arbitraire d’une minorité au pouvoir. Cela avait donné lieu à des manifestations de masse en 2009 puis en 2019, violemment réprimées par le régime. La société iranienne avait alors regardé droit dans les yeux ses bourreaux. En 2022 elle a définitivement relevé la tête.

Le corps féminin comme enjeu de pouvoir et de contrôle

L’assassinat de Jina Amini par la police le 16 septembre était un féminicide, un de plus. Comme le rappelle Nassime Qadirpoor, les théocrates iraniens « ont toujours et dès le début perçu le corps de la femme comme un danger, pour eux-mêmes mais aussi pour leur vision de la société et du monde. » Le port obligatoire du voile est ainsi devenu un enjeu de la plus haute importance, le symbole de ce contrôle étatique masculin et religieux omniprésent. C’est cette mentalité rétrograde qui a tué Jina Amini. Ce sera la goutte de sang qui fera déborder le vase du ressentiment et de la colère populaire. À la différence de 2009 et 2019, les femmes et les plus jeunes sont les fers de lance de ces manifestations qui déferlent rapidement sur l’ensemble du territoire iranien, même dans les villes les plus conservatrices. « Les hommes ont rapidement rejoint les femmes dans les rues, ils sont à leurs côtés. On retrouve de tout dans ces manifestations : des étudiant.es et leurs professeur.es ; du primaire à l’université, des ouvrier.es, des commerçant.es… Toutes les strates de la société sont impliquées et l’on a même vu des mollahs, comme la semaine dernière à Oshnavieh au Kurdistan, rejoindre les rangs des manifestants après leur sermon. » L’impulsion féministe et la lutte pour l’égalité des genres est au cœur des revendications qui désirent abolir l’obligation du port du voile pour que chaque femme puisse choisir librement de le porter ou non. Cela dit, il convient de prendre en compte d’autres facteurs énoncés plus haut (économiques, politiques) pour appréhender au mieux les motivations de celles et ceux qui s’insurgent contre la République islamique et sa gouvernance, par essence hostile aux femmes. La fracture entre les peuples solidaires d’Iran et la République islamique est profonde. Les travailleurs de l’industrie pétrochimique se sont mis en grève, les magasins baissent leurs rideaux et le monde sportif iranien, traditionnellement frileux lorsqu’il s’agit d’aborder des questions politiques, n’hésite plus à afficher son soutien ostensible à la Révolution. Celle-ci se veut « sans armes, pacifique. Nous voulons accomplir la plus belle Révolution qu’il soit derrière ce slogan venu du Kurdistan et qui résonne aujourd’hui partout en Iran et sur le globe : ‘Femme, Vie, Liberté’ ». Cette désobéissance civile qui ne dit pas son nom fait face au fracas des armes des milices des Gardiens de la Révolution. « Le pouvoir tente autant que possible de tenir à l’écart les forces régulières comme la police, la gendarmerie ou même une partie de l’armée, par crainte de les voir rejoindre les manifestant.es dont certain.es peuvent être des ami.es ou des membres de leurs familles » précise Nassime. Cette répression aveugle et disproportionnée du pouvoir a fait des centaines de victimes dont des dizaines d’enfants et d’adolescent.es, des milliers de blessé.es et de personnes emprisonnées alors que les premières condamnations à mort de manifestant.es commencent à tomber. Une litanie morbide qui s’alourdit chaque jour et où les régions périphériques, Balouchistan et Kurdistan en tête, payent un lourd tribut.

Les minorités ethniques dans l’œil du cyclone

Baloutches et Kurdes, dont les régions sont délibérément sous-développées par Téhéran, ne font pas mystère de leurs volontés autonomistes dans cet Etat multiethnique et sont perçus par le pouvoir central, via leurs partis politiques respectifs, comme les plus à-mêmes de structurer le mouvement contestataire. Elles et ils sont donc des cibles de choix de la répression. « Les régions kurdes d’Iran avaient boycotté le référendum de 1979 instituant la République islamique, ce qui fait que quelque part, le régime actuel n’y est pas légitime et ça, personne d’un côté ou de l’autre ne l’a oublié. », contextualise la journaliste en exil. Pas plus que la guerre conduite par l’armée iranienne au Kurdistan au tournant des années 70-80 ou les assassinats de personnalités kurdes de premier plan en Europe (Ghassemlou en 1989, Saharafkandi en 1992). Par ailleurs, l’ensemble des partis politiques kurdes iraniens sont considérés comme terroristes par l’Iran. Même s’ils ont trouvé refuge en Irak, ils ne sont pas pour autant en lieu sûr comme est venu le rappeler l’actualité : fin septembre puis à la mi-novembre, des missiles iraniens se sont abattus sur plusieurs camps de réfugié.es kurdes gérés par ces partis politiques en exil (PAK, Komala et PDK-I). Celui du PDK-I à Koya a subi les bombardements les plus meurtriers. De l’école et des infrastructures d’accueil qu’une délégation des Amitié kurdes de Bretagne avait visitées en mars 2022 il ne reste rien. Ces familles ont dû plier bagage dans un dénuement total en laissant derrière elles leurs morts. Ces frappes inqualifiables en Irak tout comme les tirs meurtriers dans les rues iraniennes et les assassinats après arrestations sont un aveu de faiblesse du régime théocratique. Ils sont aussi la définition même du terrorisme, tant dans la forme que dans le fond « car ces actes criminels poursuivent un seul et même objectif : dissuader toute personne de soutenir la Révolution en semant le chaos, la terreur et la mort, que ce soit en Iran ou à l’extérieur. » Malgré tout son arsenal répressif, le clergé autocratique à échouer dans sa volonté de tuer dans l’œuf ces manifestations « inégalées par leur ampleur dans l’histoire récente de l’Iran. » Aujourd’hui, rien ne semble pouvoir arrêter ce combat collectif pour les libertés individuelles et en premier lieu celles des femmes.

Aucun compromis n’est possible

De là à pouvoir mettre à terre la République islamique comme les manifestant.es piétinent les portraits du Guide suprême ? Personne ne peut le prédire. Toutes les options semblent être sur la table, sauf celle d’une réforme en profondeur du régime. Comme nous l’avaient fait savoir plusieurs responsables politiques kurdes iraniens qu’une délégation des AKB avait cette fois-ci rencontrés en 2019, toute réforme du système actuel entraînerait sa désagrégation. Ils étaient unanimes sur ce point et prenaient pour exemple le cas de l’Union soviétique. Le pouvoir des ayatollahs serait donc engagé dans une lutte à mort pour sa survie où il n’y aurait pas de place pour le compromis. Ecraser la révolte qui se veut Révolution ou disparaître. Si l’avenir est incertain rien n’empêche de le préparer.

Le Centre de coopération des partis politiques du Kurdistan iranien rassemble depuis plusieurs années quatre d’entre eux afin de dessiner une politique commune tout en multipliant les échanges avec toutes les forces démocratiques du pays, notamment celles représentant des minorités nationales (arabe, azérie, baloutches…). « Nous avons le projet d’un Iran fédéral où il y aurait un Sénat, une Chambre des Peuples et des Parlements régionaux qui appliqueront des lois régionales. Si le régime tombe nous avons prévu un gouvernement provisoire et des élections sous six mois. Peu importe les résultats de ces élections, ils devront alors être acceptés par toutes et tous » nous détaillait en 2019 le secrétaire général du PDK-I Mustafa Mawloudi avant de poursuivre : « Une chose est certaine, c’est que le peuple veut le départ du gouvernement. (…) L’Iran a besoin d’un système démocratique et d’un pouvoir séculier » Ces paroles prononcées il y a plus de trois ans ont encore plus de sens aujourd’hui avec cependant un élément qui a changé. « Malgré toutes les menaces et tous crimes de ce régime, nous n’avons plus peur, nous n’avons plus peur de nous battre pour nos droits, quelles qu’en soit les conséquences » conclue Nassime Qadirpour. Cette peur a peut-être même changé de camp un 16 septembre 2022. Femme, Vie, Liberté !

Christophe Thomas
Marie-Brigitte Duigou

Photos : Gaël Le Ny

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Photo 1 : au Baranoux, à Saint-Senoux.
Photo 2 : Nassime Qadirpour et Christophe Thom