Onze ans après le féminicide des trois militantes kurdes à Paris, il faut exiger la levée du secret défense et se tenir prêt

Interview de Maître Antoine Comte

Dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, les corps sans vie de trois militantes kurdes sont retrouvés au 147 rue Lafayette à Paris dans les bureaux du Centre d’Information du Kurdistan. Elles ont été froidement abattues de balles dans la tête. Les victimes ne sont pas des inconnues. Sakine Cansiz est l’une des fondatrices du PKK avec A. Öcalan. Torturée dans les prisons de Diyarbakir, elle apparaît comme une légende de la résistance et avait obtenu l’asile politique en France. A ses côtés se trouve Fidan Doğan (dite Rojbîn) chargée de la communication du Centre d’information du Kurdistan. Cette jeune femme, par son dynamisme et sa force de conviction, a su nouer des contacts avec la plupart des dirigeants politiques français. Enfin Leyla Söylemez était une animatrice d’un mouvement de la jeunesse kurde.

Pascal Torre et Annick Samouelian, co-coordinateurs de la CNSK (Coordination nationale Solidarité Kurdistan) ont rencontré Maître Antoine Comte, l’avocat des familles des trois victimes abattues.

CNSK : Dispose-t-on d’éléments nouveaux sur les conditions de cette exécution ?
Antoine Comte : Ce triple meurtre fut un événement exceptionnel en raison de sa violence, de l’importance des victimes et de la personnalité du meurtrier. L’assassin, Ömer Güney, né en Anatolie, appartenait à la mouvance ultra-nationaliste turque des Loups Gris et fut missionné par les puissants services secrets turcs (MIT) pour infiltrer la communauté kurde en région parisienne et procéder à ces exécutions. Il était parvenu à devenir le chauffeur de Sakine Cansiz et quelques jours avant son forfait, il s’était introduit dans les locaux de l’association kurde de Villiers le Bel dans lesquels il avait photographié toutes les fiches des membres pour les envoyer en Turquie. Ömer Güney a été désigné pour cette funeste besogne car il souffrait d’une tumeur au cerveau avancée qui ne lui laissait que quelques semaines à vivre.

Immédiatement, le Parquet antiterroriste est saisi et la magistrate de ce pôle, Jacqueline Duyé, ouvre une enquête pour « infraction terroriste ». Celle-ci se nourrit rapidement d’informations qui paraissent dans la presse turque alors largement dominée par les gülenistes en opposition croissante avec R.T. Erdoğan. Elle publie des photographies d’Ömer Güney en Turquie en compagnie de membres du MIT puis un enregistrement audio fait surface dans lequel les liens entre le MIT et le tueur sont mis en évidence. Enfin, la presse allemande publiera un ordre de mission, signé par des membres du MIT, enjoignant à Ömer Güney de passer à l’action. L’un des commanditaires est un chargé d’affaires turc en Allemagne.

Au terme de la procédure, un procès devait être organisé en janvier 2017 dans lequel la magistrate Jacqueline Duyé mettait en cause directement l’État turc par l’intermédiaire de ses services secrets. Il s’agit d’un élément décisif. Pour la première fois, dans une affaire de crime d’État commis sur notre territoire un État est désigné comme étant le commanditaire.

Cependant, la mort d’Ömer Güney le 17 décembre 2016 amène Jacqueline Duyé à procéder à l’extinction de l’action. Il n’y aura jamais de procès.

Quelle fut alors l’attitude du gouvernement de la France ?
Le jour du crime, M. Valls, alors Premier ministre, déclarait devant les médias que toute la vérité devait être faite sur ce crime. Onze jours plus tard, M. Valls rencontrait en secret l’ambassadeur de Turquie et exprimait sa volonté « d’améliorer les relations avec la Turquie ». Ce scandale de crime politique sur le sol français n’aura pas pesé lourd face aux intérêts bien compris des deux pays. L’indignité atteindra son paroxysme avec le refus des plus hautes autorités de recevoir les familles. Depuis le dossier est relégué dans les oubliettes.

L’affaire est donc définitivement enterrée ?
En fait, la magistrate Jacqueline Duyé n’a pas prononcé de non-lieu pour les complices et les commanditaires. Nous nous sommes battus, dans des conditions très difficiles, pour l’ouverture d’une seconde information judiciaire. Nos arguments et surtout toute une série d’événements vont convaincre les magistrats. Les polices allemandes et autrichiennes ont identifié des commandos turcs chargés d’abattre des opposants. Une députée verte de Vienne, d’origine kurde, était l’une des cibles. Dans le même temps, deux membres du MIT ont été arrêtés par le PKK en Irak.

À la suite de leur interrogatoire, ils ont livré des éléments extrêmement précis sur la chaîne de décision ayant conduit à l’assassinat des trois militantes. Corrélativement, un autre escadron de la mort s’apprêtait à assassiner Remzi Kartal, co-président du Kongra Gelê (Congrès du Peuple du Kurdistan) à Bruxelles. Une demande d’enquête du juge belge et l’arrestation d’un membre des Loups Gris exhibant une carte de police turque ont alors précipité la décision.

La procédure actuelle suit son cours sans avancée réelle et dans l’état actuel des choses, elle ne risque pas d’aboutir.

L’enquête n’achoppe-t-elle pas sur le secret défense ?
Pour que l’enquête connaisse une avancée décisive, il faudrait que le juge d’instruction puisse accéder à des écoutes réalisées par les services français de diverses personnes impliquées de près ou de loin. Les services du ministère de l’Intérieur et de celui de la Défense s’y opposent.

Jacqueline Duyé avait reçu des documents outrageusement censurés et donc inutilisables. Une nouvelle demande du juge Régis Pierre a subi un nouveau refus sous le prétexte qu’il n’y avait pas d’éléments nouveaux… en dépit du fait qu’une nouvelle procédure a vu le jour.

Les services de l’État sont de toutes évidences plus sensibles aux relations avec les renseignements turcs que d’établir la vérité sur un crime d’État, même perpétré sur le territoire français. Cette posture pusillanime se retrouve dans l’attitude des autorités françaises à l’égard de l’ambassadeur turc en France, Ismaïl Hakki Musa. Celui-ci était le numéro 2 du MIT au moment des assassinats. Sous sa direction, l’ambassade de Paris a été l’épicentre des actions d’espionnage et de traques contre les opposants. De plus, il était ambassadeur en Belgique au moment de la tentative d’assassinat de Remzi Kartal. Alors que la magistrate Jacqueline Duyé s’apprêtait à l’auditionner, il a été opportunément rappelé à Ankara emportant avec lui de sombres dossiers.

Quelles sont les perspectives dans ce contexte ?
Certes, jamais la Turquie n’extradera les commanditaires mais pouvoir les désigner nommément serait déjà un nouvel acquis. N’oublions jamais que dans les régimes autoritaires, les éléments décisifs viennent presque toujours de l’intérieur du système. Pour ces raisons, il faut maintenir la pression, interroger le gouvernement, exiger la levée du secret défense et se tenir prêt.

Photo : capture d’écran 24/01/2021