Zehra Doğan : “l’art est une arme”

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Laetitia Boursier – L’exposition va bientôt tourner en France et peut-être ailleurs… Comment envisagez vous la tournée ? Et comment Zehra conçoit cette exposition à distance ?

Naz Öke : Oui, l’exposition voyagera d’abord en France ensuite dans plusieurs villes européennes. Paris, Bordeaux, Londres et Genève sont déjà sur les rangs. Nous sommes dans la phase de constitution d’un calendrier, auquel nous voudrions associer un maximum de milieux associatifs et culturels, afin que cette exposition ne soit pas simplement une tournée “artistique” mais bel et bien la transmission d’un message que Zehra envoie du fond de sa prison, tant par ses textes que ses oeuvres. C’est en totale concertation avec elle et ses proches que les différentes étapes se sont mises en place et continueront ainsi. De fait, au fil des expositions, le message transmis pourra s’enrichir et varier. N’oublions pas que le but est d’informer, mais aussi sa sortie, sa protection et son soutien pour les mois qui viennent. Nous réaliserons son projet de vente finale des oeuvres au profit des familles en grande précarité du Kurdistan.

LB – Le rapport des oeuvres de Zehra avec celles de Picasso, surtout “Guernica”, revient souvent… Peux tu dire si Zehra a consciemment inscrit, lors du processus de création, un rappel aux massacres du passé ou bien as-t-elle simplement dépeint l’horreur du présent dans le Kurdistan de Turquie actuel ?

: Zehra a aussi fait l’école des beaux-arts et si des références apparaissent ici ou là sur ses toiles, c’est parfaitement volontaire, comme le “Cri” du Munch pour le tableau représentant l’assassinat de Kemal Korkut.

Le rapport avec Picasso et “Guernica” est né a propos du dessin qu’elle a fait à partir d’une photo prise par des militaires début juin 2016 et partagée comme une photo de victoire. Il s’agit d’une photo de Nusaybin, ville kurde complètement détruite après cinq mois de couvre-feu. Zehra, très affectée par ce paysage, l’a dessiné. C’est d’ailleurs un des deux chefs d’accusation pour lesquels elle a été condamnée.

Alors que Guernica était exposé, un soldat nazi a demandé à Picasso : “c’est vous qui l’avez fait ?” Picasso a a répondu : “non, c’est vous !” Zehra a répondu pareillement. “C’est eux qui ont fait cette photo. Moi, j’ai tout simplement dessiné.” Il était difficile de passer à côté de cette universalité…
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Elle fait très souvent référence, dans ses écrits et ses oeuvres, à la culture kurde, aux légendes, aux personnages légendaires ou personnalités historiques. Elle met en lien le passé et le présent. Comme le dit Etienne Copeaux, “les racines du présent sont dans le passé”.

Et lorsqu’elle écrit sur l’oppression des minorités par exemple, elle souligne toujours que sa parole est universelle. Dans sa dernière lettre, elle nous écrivait : “une amie dit sans cesse “Ils nous ont volé nos rêves. Nous ne pouvons plus rêver”. Et c’est vrai. A force d’essayer de nous protéger de la violence, de penser à ce qui peut nous arriver à tout moment, nous ne pouvons plus bâtir de rêves. La vie est dure, mais si tu es kurde, ou d’un peuple opprimé dans un pays quelconque, la vie est alors dix fois plus dure”.

Une autre évidence dans ses oeuvres et dans ses textes : sa parole est constamment collective. Dans sa dernière lettre, elle dit encore, en parlant de ses co-détenues, de tous âges et milieux : “en vivant avec elles, je comprends mieux que la vie ne se résume pas à moi.” et elle ajoute : “nous vivons ici, toutes ensemble une vie de commune. Tout ce que nous possédons est commun. Même notre souffrance et notre joie sont communes. Et cela rend l’être humain fort.”

Pour mettre en place cette campagne de soutien à Zehra et à tou-te-s les autres otages politiques du régime, que ce soit pour l’exposition, le livre, la cagnotte, de nombreuses personnes ont contribué bénévolement en apportant leur savoir faire, leurs idées et énergie. Et cela se poursuit et nous espérons se poursuivra tout au long de la tournée, dans l’esprit collectif.

Comme le dit Zehra, “cela rend l’être humain fort”. Cette interview fait partie de cet esprit collectif. Merci beaucoup pour elle et tou-te-s les autres…