À Joe Biden qui reçoit Erdoğan le 9 mai : “M. le Président, ne vous laissez pas berner”

A l’initiative de “ Vigil for Öcalan“ (un comité lancé depuis le camp de réfugiés de Makhmour pour demander la liberté d’Abdullah Öcalan et la fin de son isolement), les membres de ce réseau envoient très respectueusement un courrier à l’adresse du président Joe Biden qui recevra le président Recep Tayyip Erdoğan à la Maison Blanche le 9 mai prochain. Ils expriment leurs préoccupations concernant le danger que représente l’autoritarisme de ce président autocrate, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Turquie. Il est rappelé que la pression des États-Unis sur la Turquie, tant sur le plan diplomatique, politique, culturel, économique que militaire, peut être déterminante dans la recherche d’une solution en faveur de la paix. L’argumentation employée, tant sur le fond que dans la forme, devrait emporter l’assentiment de tous ceux et celles qui militent pour la paix au Moyen Orient, Les ONG invitées à joindre leur signature, sont nombreuses à répondre à cet appel (les intertitres sont des AKB).

Information de dernière minute : L’entretien entre les deux présidents, prévu pour le 9 mai, à la Maison Blanche a été reporté ‘’en raison d’un changement dans le programme de M. Erdogan’’, selon la version turque. La raison pourrait être recherchée dans les dissensions entre les deux pays concernant le soutien à Israël. Le président turc qui a reçu le 20 avril à Istanbul le chef du Hamas Ismaïl Haniyeh, réfute le terme de « terroriste » appliqué par Israël et les pays occidentaux au Hamas, disant le considérer comme un mouvement de « libération ». Difficile, dans ce cas, devant le président américain, de soutenir, en même temps, que le PKK est une organisation terroriste ! La lettre à Joe Biden garde toute son acuité.

André Métayer

Dear President Biden,

À l’approche de la visite du président turc Tayyip  Erdoğan avec vous le 9 mai, nous tenons à exprimer respectueusement nos sincères préoccupations concernant son autoritarisme intérieur et son militarisme régional. Nous pensons que vous comprenez nos préoccupations, puisque vous avez vous-même qualifié le président  Erdoğan d’«autocrate» dans le New York Times du 16 décembre 2019. Dans cette interview, à la suite de la défaite d’ Erdoğan aux élections locales, vous avez déclaré : « Il s’est fait exploser à Istanbul, il s’est fait exploser dans son parti.  La dernière chose que j’aurais faite, c’est de lui céder à l’égard des Kurdes. C’est la dernière chose.

Aujourd’hui, quatre ans et demi plus tard, dans l’ombre d’une nouvelle défaite électorale du président  Erdoğan et de son parti, nous craignons qu’il ne tente d’utiliser sa visite chez vous pour obtenir votre assentiment aux invasions militaires contre les Kurdes en Syrie et en Irak qu’il planifie actuellement. Nous espérons que vous comprendrez à quel point cela serait préjudiciable aux peuples de la région,  y compris les Kurdes, les Arabes, les communautés chrétiennes et d’autres, et l’effet que cela aurait sur la stabilité régionale et les efforts en cours pour empêcher la résurgence du groupe terroriste État islamique (EI).

Défaite politique du président Erdoğan, malgré les manipulations du pouvoir

Lors des élections locales du 31 mars, le président Erdoğan a subi sa plus grande défaite politique en 22 ans d’autocratie, en grande partie à cause de l’opposition majoritairement kurde du Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM. Les résultats électoraux ont montré que de nombreux non-Kurdes en Turquie ne veulent plus non plus du régime AKP-MHP du président  Erdoğan.

Dans les régions kurdes, le parti DEM a fait campagne contre le président  Erdoğan et son Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, qui ont utilisé tous les moyens à leur disposition, y compris l’exploitation de toutes les institutions de l’État, pour influencer le résultat de ces élections et conserver le pouvoir. Le président  Erdoğan avait mis à disposition des résultats favorables à l’AKP.  Son gouvernement a tenté de manipuler les résultats électoraux en transférant des milliers de soldats, de membres de la sécurité et de fonctionnaires dans les régions kurdes afin qu’ils puissent y voter pour l’AKP. Néanmoins, ces interventions antidémocratiques n’ont pas pu empêcher les Kurdes de se rendre dans les bureaux de vote et de voter pour infliger une réprimande choquante à l’État.  La ville kurde de Wan (Van), qui compte environ 1,5 million d’habitants, a combattu cette manipulation inéquitable et injuste et encourage ainsi l’ensemble de la Turquie à agir contre l’autocratie. La résistance à Wan et dans toutes les autres villes kurdes encourage également l’opposition turque.

La politique agressive du président Erdoğan viole le droit international

Malheureusement, le président Erdoğan souhaite maintenant se venger des Kurdes, qu’il considère comme la plus grande menace pour son régime autocratique, en raison de leurs principes démocratiques. Son régime prévoit, dans les prochaines semaines, d’intensifier l’agression militaire et d’envahir illégalement les zones du nord de la Syrie et du nord de l’Irak où les Kurdes sont concentrés.

Mais il est contraire au droit international de pénétrer de 30 à 40 km en territoire étranger. De plus, il est contraire à l’OTAN qu’un État membre envahisse un État voisin. Il est évident que le président  Erdoğan abuse de l’adhésion de la Turquie à l’OTAN pour réaliser ses ambitions d’occupation en Syrie et en Irak, au service des seuls intérêts turcs.

Pour justifier cette agression planifiée, le président  Erdoğan qualifie le Kurdistan de «Terroristan ». En fait, le « Terroristan » le plus important qui ait jamais existé dans la région a été établi par l’EI, qui a traversé librement les aéroports et les frontières terrestres de la Turquie. Le président  Erdoğan a permis l’agression de ce groupe terroriste contre les zones kurdes, dans l’espoir d’écraser les aspirations kurdes naissantes à une certaine autonomie après des générations de persécution. Après que l’EI soit devenu une menace pour la sécurité mondiale, les Kurdes ont combattu victorieusement le groupe, faisant de grands sacrifices pour éliminer le soi-disant califat qui se répandait en Syrie et en Irak.

Nous craignons profondément les répercussions possibles des prochaines invasions du nord de la Syrie et du nord de l’Irak par le président  Erdoğan, et nous pensons qu’il a l’intention d’occuper et d’annexer de facto d’autres régions peuplées de Kurdes, comme la Turquie l’a fait dans la province syrienne d’Afrin en 2018, ce qui a apporté six ans de terreur implacable à ses habitants, majoritairement kurdes, de cette région autrefois paisible. Plus de 400 000 Kurdes ont été contraints à l’exil alors qu’ils fuyaient les chambres de torture des milices djihadistes par procuration d’Ankara opérant sous la bannière de la soi-disant « Armée nationale syrienne ».

Sur le chemin potentiel des forces du président  Erdoğan vivent aujourd’hui des populations qui se remettent encore du traumatisme des attaques et des atrocités commises par l’EI, comme la reconstruction héroïque de la ville kurde de Kobané en Syrie, le camp de réfugiés de Makhmour administré par l’ONU et les zones yézidies de Sinjar.

Mettre fin à la politique d’escalade et ouvrir la voie au dialogue

Nous vous demandons de bien vouloir faire tout ce qui est en votre pouvoir pour mettre fin à l’escalade. En tant que membre dirigeant de l’OTAN et membre du Conseil de sécurité de l’ONU, les États-Unis sont dans une position unique pour exercer leur influence en faveur de la paix. Le président  Erdoğan sait qu’il ne peut pas mener ces invasions sans votre permission, c’est pourquoi nous vous implorons d’être ferme.

Nous sommes convaincus que votre engagement pourrait ouvrir la voie au dialogue et à la réalisation de la paix en Turquie. Un tel engagement aurait certainement aussi un impact positif sur les Kurdes de Syrie et d’Irak et une plus grande stabilité dans ces pays et au-delà.

Nous vous encourageons avec tout le respect que nous vous devons, à utiliser l’influence diplomatique, politique, culturelle et militaire des États-Unis sur la Turquie pour œuvrer en faveur de la paix et à présenter cette politique au président  Erdoğan lors de sa visite.

Si, en tant que président des États-Unis, vous saisissez l’occasion de soumettre le contenu de cette lettre au président  Erdoğan, l’histoire la liera à jamais favorablement à votre présidence.

Avec une sincère gratitude pour votre considération.