En ouvrant des négociations avec Öcalan, Erdoğan joue son avenir présidentiel

Les services secrets turcs sont en cours de négociation avec le chef emprisonné des rebelles kurdes du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, avec pour objectif le désarmement de l’organisation,

a rapporté lundi dernier le quotidien Hürriyet.

La révélation est importante même si le ton n’est pas du meilleur cru, sauf à penser que l’annonce est d’abord à usage interne : le Premier Ministre RT Erdoğan, toujours aussi fanfaron, a besoin de calmer le fanatisme des boutes-feu, ultra nationalistes et islamistes, à commencer par ceux de son propre parti, l’AKP.

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Mais, contraint de négocier une sortie de crise, il se doit de trouver une solution politique à la question kurde qui, en l’état, écorne son image internationale et compromet son avenir présidentiel. Mais le veut-il vraiment ? N’est-ce pas là un ultime effet d’annonce dont il est coutumier? Chacun a en mémoire l’ouverture faite en 2009 avant les élections locales, qui s’est refermée brusquement avec, les élections passées, des milliers arrestations, des violations de frontières et une répression digne de la période des coups d’état militaires. La situation actuelle sur le terrain n’incite guère à l’optimisme.

L’IHD accuse la Turquie de crimes de guerre

L’Association des Droits de l’Homme (IHD) accuse la Turquie d’utiliser, pour combattre les forces armées du PKK (HPG), des armes chimiques et gaz toxiques, alors qu’elle figure parmi les pays qui ont signé et ratifié le traité international de désarmement (OIAC) qui interdit la mise au point, la fabrication, le stockage et l’usage des armes chimiques. Une dernière affaire a été soulevée par le BDP qui demande une enquête, après les opérations militaires très violentes engagées fin décembre 2012 dans la région de Lice, près de Diyarbakir. La Turquie est aussi accusée d’utiliser des bombes à sous munitions, lors de ses raids sur le territoire du Kurdistan irakien. Ces crimes de guerres, qui déshonorent ceux qui les emploient, ne pourront pas être éternellement occultés, d’autant plus que des bavures – ou faits délibérés – comme celle d’Uludere (Roboski en kurde) collent aux doigts du pouvoir, depuis le 28 décembre 2011.

Uludere, le dossier noir kurde de l’AKP ?

Le refus répété de présenter des excuses, l’absence de toute sanctions contre des responsables militaires, les tentatives maladroites de justification comme celles plus insidieuses de disqualification des victimes, sont autant d’indices qui indiquent un malaise évident du gouvernement que l’enquête n’est pas parvenue à dissiper, au cours de l’année écoulée
écrit Jean Marcou, professeur de droit public à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul (IFEA), sur le blog de l’Observatoire de la vie politique turque (OVIPOT).

Violentes attaques contre toute représentation démocratique

La volonté du pouvoir de demander la levée de l’immunité parlementaire d’une dizaine de députés BDP aura pour effet la disparition du groupe parlementaire kurde et l’éradication d’une opposition politique. Le malaise s’est encore accru avec le verdict scandaleux prononcé par la 6ème Cour d’assises de Diyarbakir à l’issue du premier d’une longue série de procès politiques visant l’Union des communautés kurdes (KCK), un mouvement de démocratie participative considéré comme “terroriste” par le pouvoir en place : des peines allant jusqu’à 17 ans de prison ont été infligées à la quarantaine de militants politiques, élus, responsables associatifs, accusés “appartenance à une organisation terroriste”.

Le duel Erdoğan – Gül

Pour autant, on ne peut bouder l’ouverture de négociations tant souhaitées, même si elle surprend dans ce moment présent. On peut penser que RT Erdoğan, qui ne connaît que les rapports de force, tente par cette manœuvre de reprendre la main pour assurer son avenir présidentiel dans le cadre d’une nouvelle constitution, appelée de ses vœux, qui donnerait tout pouvoir au président. A l’instar du duel fratricide Copé-Fillon engagé en vue de prochaines échéances électorales françaises, RT Erdoğan a engagé un bras de fer avec Abdullah Gül, le président en place, qui s’est à plusieurs reprises démarqué de la politique menée par son chef du gouvernement, notamment sur la question de la levée de l’immunité parlementaire de députés kurdes et autres initiatives gouvernementales répressives. Alors que RT Erdoğan affirmait qu’il n’y avait pas de grèves de la faim dans les prisons turques (“ce n’est que du spectacle”), Abdullah Gül les qualifiait devant un parterre de journalistes de “question très sérieuse”. Dans la constitution actuelle, le pouvoir est entre les mains du chef du gouvernement mais Abdullah Gül est soutenu par un puissant lobby socioreligieux et économique constitué par la confrérie de l’imam turc Fethullah Gülen, émigré aux USA, qui prône le non-recours à la violence pour résoudre la question kurde. Abdullah Gül est donc un concurrent sérieux et la résolution de la question kurde peut faire la différence.

Les pressions internationales

Officiellement les États-Unis, l’Union européenne et les chancelleries des différents pays européens soutiennent la politique de la Turquie, une Turquie membre fondateur de l’ONU, membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), du G-20, du Conseil de l’Europe et surtout de l’OTAN, abritant à ce titre des bases américaines.

Des militaires et des équipements américains sont arrivés aujourd’hui sur la base aérienne d’Incirlik pour assurer le déploiement de batteries de missiles Patriot de l’Otan demandés par la Turquie

annonce le 4 janvier, dans un communiqué diffusé par l’AFP, le commandement de l’armée américaine en Europe.

La Turquie, cet allié et partenaire économique important, se voit confier un rôle actif et déterminant dans la recomposition du Moyen Orient, mais il est impensable que la diplomatie secrète de ses puissants “amis” ne la presse de régler politiquement la question kurde, qui peut venir contrarier leurs plans. Les Kurdes de Turquie, d’Irak, d’Iran, de Syrie forment en effet un peuple de 40 millions de personnes sur un territoire d’un seul tenant, séparé par les lignes de frontière arbitraires. Si chaque Kurdistan a ses propres revendications identitaires au sein de l’État auquel il est rattaché, la question de la réunification d’un grand Kurdistan pourrait se poser rapidement si ces revendications n’étaient pas satisfaites.

La détermination des Kurdes impose Öcalan comme l’interlocuteur incontournable

Les 68 jours de grève de la faim de centaines de détenus politiques kurdes, les “chapiteaux de la paix et du dialogue”, l’ouverture des charniers, les sit-in pour exiger la vérité sur les disparus, le boycott du serment d’allégeance par les jeunes, le bus “Freedom for Öcalan”, les pétitions, les manifestations partout dans le monde, ont contribué aussi à contraindre le pouvoir turc à ouvrir ces négociations et à répondre aux premières revendications : rompre l’isolement complet dans lequel Abdullah Öcalan est maintenu depuis juillet 2011.

Ayla Akat Ata, avocate, députée BDP de Batman (Parti pour la paix et la démocratie) et Ahmet Türk député BDP de Mardin, co-président du DTK (Congrès pour une société démocratique, une assemblée rassemblant tous les élus, députés, maires, conseillers municipaux et provinciaux issus des rangs du BDP, mais aussi des représentants d’organisations civiles, religieuses et professionnelles) ont été autorisés à rencontrer, jeudi 3 janvier, Abdullah Öcalan sur son île-prison d’Imrali. Rien pour l’instant n’a filtré de cet entretien historique mais, selon le quotidien Hürriyet, le leader kurde aurait exigé, le 23 décembre, lors de sa rencontre avec des responsables des services secrets turcs (MIT), une amélioration de ses conditions de détention, un contact direct avec son organisation et des gestes significatifs en faveur de son peuple.

André Métayer