La question kurde au cœur des débats en Turquie : le processus de paix est-il sérieusement engagé ?

Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui s’oppose à l’Etat turc depuis trente ans, est plus que jamais très présent sur le terrain politique et militaire malgré l’incarcération de son chef, Abdullah Öcalan, condamné à la prison à vie, dont l’aura ne faiblit pas, même après 16 ans de captivité. Interlocuteur incontournable, le gouvernement AKP de Turquie lui envoie depuis quelques années des émissaires de haut niveau pour tenter de trouver une solution à ce qu’il est convenu d’appeler “la question kurde”. Cette histoire n’est pas sans rappeler celle du tunisien Habib Bourguiba, arrêté à de nombreuses reprises, jeté en prison dans le sud tunisien, transféré sur l’île de Groix, avant d’être mis en résidence surveillée au Château de La Ferté à Amilly, près de Paris, d’où il prépara, avec les émissaires français, les futures négociations qui aboutiront à la reconnaissance de l’autonomie interne de la Tunisie en 1955. L’île-prison d’Imralı n’est pas Amilly mais les délégations s’y succèdent et on dit même que le sort du prisonnier s’est amélioré, après avoir été soumis durant des années à un isolement carcéral inhumain. Le fait que le PKK ait décidé unilatéralement d’observer depuis mars 2013 un énième cessez-le-feu – globalement respecté – a facilité les discussions et permis des avancées significatives, aux dires des négociateurs qui, le 28 février dernier, ont – fait sans précédent – publié une déclaration commune. Abdullah Öcalan a saisi l’occasion donnée par la fête du Newroz (21 mars) pour lancer solennellement un appel à la paix des armes en échange d’une “solution démocratique qui corresponde à l’esprit de notre temps”, assortie de propositions concrètes pour résoudre la question de la démocratisation en Turquie et trouver une issue à la question kurde. Le président Recep Tayyip Erdoğan va-t-il saisir cette opportunité pour engager le processus de négociation ? Rien n’est moins sûr.

Les négociateurs y croient

Les émissaires du gouvernement Yalçin Akdogan, vice-Premier ministre et Efkan Ala, ministre de l’Intérieur ainsi que les trois députés Pervin Buldan, Idris Baluken et Sirri Süreyya Önder, formant la délégation du Parti démocratique des Peuples (HDP), ont clairement dit lors de leur conférence de presse du 28/02 que la question débattue depuis le début était celle de la démocratisation de la Turquie, sans laquelle il n’y aura pas de solution politique durable à la question kurde.

Sirri Süreyya Önder :

nous ne pouvons obtenir de l’Etat et de la société justice, égalité et droits pour tous si des liens forts ne soient établis avec la paix et la démocratie universelle. Le processus ne se développera pas sans la reconnaissance de toutes les communautés qui ont été mises à l’écart dans l’histoire de la République. Le problème posé est celui de la transformation de l’Etat.

Yalçin Akdogan :

Nous savons que nous allons parvenir à un résultat dans le cadre de ce processus qui est basé sur la sincérité et le courage. Nous prenons en considération cette déclaration qui souligne les politiques démocratiques comme une méthode et qui ouvre une évolution vers l’abandon des armes et la fin définitive des actions. Les développements démocratiques pourront, avec l’exclusion des armes, prendre un nouvel élan. Les idées et les actions politiques soutenues par l’opinion publique prennent de la valeur dans les démocraties. Nous sommes déterminés à parvenir à une solution définitive avec la bénédiction et le soutien de notre peuple. Nous voyons une nouvelle constitution comme une occasion importante pour résoudre nombre problèmes chroniques et de longue date.

L’appel d’Abdullah Öcalan et les dix propositions concrètes

Les députés Pervin Buldan et Sirri Sureyya Önder ont respectivement lu en kurde et en turc la lettre d’Abdullah Öcalan devant la foule rassemblée pour le Newroz le 21 mars :

l’histoire ainsi que nos peuples exigent la paix et une solution démocratique qui corresponde à l’esprit de notre temps. Notre mission est de commencer un nouveau processus sur base des 10 articles qui ont été proclamés officiellement dans le saray historique de Dolmabahçe. Avec l’accord sur les principes de cette déclaration, je considère historiquement nécessaire de tenir un congrès afin de mettre un terme à la lutte armée qui oppose le PKK à la République de Turquie.

Il est nécessaire ici de rappeler les dix propositions concrètes qui, selon la déclaration commune, “vont constituer l’épine dorsale d’une véritable volonté pour établir la paix et la démocratie” :

  • La définition et le contenu des politiques démocratiques.
  • La définition des dimensions nationales et locales d’une solution démocratique.
  • Les garanties juridiques et démocratiques d’une citoyenneté libre.
  • Les relations entre l’État et la société, et comment ces questions seront institutionnalisées.
  • Les dimensions socio-économiques du processus de résolution.
  • L’utilisation des liens de la démocratie-sécurité au cours du processus de résolution de manière à maintenir à la fois l’ordre publique et les libertés publiques.
  • Les solutions politiques et les garanties juridiques concernant les femmes, la culture et l’écologie.
  • Le développement une démocratie pluraliste pour définir le concept de l’identité.
  • La définition des concepts d’une république démocratique, d’une patrie commune et d’une nation selon des critères démocratiques, et l’octroi d’une garantie juridique et constitutionnelle dans un système démocratique pluraliste.
  • La rédaction d’une nouvelle constitution visant à intégrer tous les mouvements et toutes les transformations démocratiques.

Soutiens et réactions internationales

L’Union des communautés du Kurdistan (KCK) salue les efforts d’Abdullah Öcalan et apporte son soutien. Dans une importante déclaration, Cemil Bayık, coprésident du Conseil exécutif du KCK, salue les efforts d’Abdullah Öcalan et annonce la décision du PKK d’apporter son soutien malgré l’attitude du gouvernement AKP et ses tactiques dilatoires :

notre leader Öcalan a une fois encore pris l’initiative. Nous avons maintenu un cessez-le-feu depuis le Newroz de 2013 malgré le fait que le gouvernement turc ait continué à construire, au Kurdistan, des postes militaires, des routes et des barrages, qu’il ait continué à tuer des civils et à emprisonner de nombreux Kurdes, Le fait d’avoir maintenu un cessez-le-feu dans ces conditions montre à quel point nous prenons le processus au sérieux.

Le Congrès pour une Société Démocratique (DTK) apporte son soutien :

en tant que DTK, nous tenons à préciser que nous allons soutenir tous les efforts pour parvenir à une solution

ont souligné Selma Irmak et Hatip Dicle, co-présidente et co-président du DTK. Ils ont néanmoins attirent l’attention sur de possibles provocations, ajoutant que le paquet “sécurité interne” actuellement débattu au Parlement pourrait causer des problèmes. Ils ont appelé le gouvernement à prendre au sérieux les déclarations faites par le KCK et d’engager sans plus attendre le travail légal nécessaire.

L’Union européenne se félicite de cette déclaration. A l’annonce de l’appel d’Abdullah Öcalan demandant au PKK de tenir un congrès extraordinaire, “pour décider de déposer les armes au printemps”, un porte-parole de l’UE a déclaré que l’Union européenne (UE) se félicitait de cette étape positive dans le processus de paix :

nous espérons que toutes les parties vont saisir l’occasion de faire des progrès décisifs vers la réconciliation et la démocratisation. Comme toujours, l’UE apporte son soutien politique le plus fort à ce processus et réitère sa disponibilité à apporter une aide concrète, notamment grâce aux financements de pré-adhésion.

Les États-Unis saluent l’appel d’Öcalan pour le désarmement du PKK.

Nous sommes heureux d’apprendre toutes les mesures en faveur d’une résolution pacifique de ce conflit et saluons les efforts à la fois du gouvernement et toutes les parties concernées pour œuvrer pour une paix durable,

a déclaré Marie Harf, porte-parole adjointe du Département d’Etat.

Réactions de la presse et du président Erdoğan

La presse turque et même certaines agences de presse internationales n’ont vu ou n’ont voulu voir qu’un appel adressé par Abdullah Öcalan à déposer les armes, annonçant par avance la réaction d’Erdoğan qui, prenant à contre-pied son gouvernement, a déclaré qu’il ne ferait aucun pas supplémentaire sur la voie de la paix avec les rebelles kurdes tant que le PKK ne déposerait pas les armes : “la paix n’est pas possible sous la menace des armes”. C’est Erdoğan en personne, chef de la 2ème armée de l’OTAN après celle des USA, qui fait, sans rire, cette déclaration ! C’est celui qui ne tient aucun engagement, qui ne respecte aucun cessez-le-feu, c’est celui qui vient d’engager une vaste opération militaire dans la région de Mardin, au sud de Diyarbakir, trois jours après un message en faveur d’un désarmement d’Abdullah Öcalan qu’il tient prisonnier depuis 1999. Étrange, surréaliste, non ?

Deux mises au point

Pervin Buldan a fait la mise au point suivante :

depuis hier, de nombreux programmes de télévision et chaînes d’information ont insisté sur le fait que le PKK se désarmait, personne ne commentant les 10 articles qui ont également été annoncés. M. Öcalan n’aurait pas fait un tel appel si des discussions préalables n’avaient pas eu lieu. Il est très important de souligner que l’annonce d’hier était une déclaration d’intention de M. Öcalan et que le désarmement du PKK est à mettre en rapport avec les 10 articles énoncés dans la déclaration. Il dépend d’une prise en considération sérieuse de ces propositions.

Cemil Bayık, l’un des membres fondateurs du PKK et actuel n° 2 derrière Abdullah Öcalan, a souhaité, depuis les monts Qandil où se trouve son QG, qu’une solution politique négociée avec Ankara précède le désarmement de ses combattants :

ça fonctionne comme ça partout dans le monde. D’abord une solution politique, ensuite le désarmement. L’AKP, le parti au pouvoir, doit d’abord prendre des mesures avant qu’un appel au désarmement puisse être pris en compte.

André Métayer