Les trous de mémoire de Jean Yves Le Drian

« En guerres, Jean-Yves Le Drian témoigne », ce long film documentaire signé Patrice Duhamel et Gabriel Le Bomin, diffusé sur France 5 le 11 juin, avait été salué élogieusement par la presse régionale : « dans un documentaire captivant qui sera diffusé ce dimanche 11 juin sur France 5, il raconte, décrypte, analyse » (Ouest-France), « Jean-Yves Le Drian témoigne sur France 5 dans un doc incontournable » titrait France bleu. Le Monde est plus critique : « hélas, le documentaire diffusé par France 5 est un long plaidoyer pro domo, auquel personne ne vient apporter la contradiction ». Les invités du débat qui suivit la projection du film, animé par Thomas Snégaroff, ont aussi porté un regard d’autant plus sévère que les critiques formulées le furent avec retenue. « Naïveté », « inaction », « sentiment d’impuissance », « des constats, sans plus » sont des mots qui font mal à l’encontre du « Menhir » à qui il est reproché de « ne pas être un grand politique conceptuel » : où met-il le curseur entre audace et possibilité ?

Cinq ans à la Défense, cinq ans aux Affaires étrangères, l’ancien ministre raconte durant 64 minutes les guerres et les crises de cette décennie : Daesh, Mali, Afghanistan, Syrie, Irak, Iran, Arabie saoudite, Russie, Ukraine… Tout est évoqué, mais pas un mot sur la Turquie, pourtant au cœur des conflits de par sa position stratégique et sa politique pour le moins ambigüe. Trump, Poutine (qui aurait « changé » entre le Poutine reçu au fort de Brégançon le 19 août 2019 et celui rencontré à Moscou le 19 février 2022 !), Bachar El-Assad (sa cible privilégiée), mais rien sur RT Erdoğan, ni sur son coup d’État permanent.

Et les Kurdes ? juste un mot (« peshmergas kurdes » d’Irak) bredouillé une seule fois à propos de la bataille de Mossoul et la prise de Rakka. Mais rien sur les combattantes YPJ et les combattants YPG du PYD, principal parti kurde du Rojava (Kurdistan de Syrie), qui forment, au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS), l’essentiel des forces combattantes au Rojava. Rien sur ces vrais libérateurs de Rakka, de Kobanê, de Ras al-Aïn, de Tal Abyad, qui, avec les commandos du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), se sont également portés au secours des Yézidis de Sinjar.

Glisser la poussière sous le tapis

« Jean-Yves Le Drian a vécu et géré ces conflits aux côtés de François Hollande et Emmanuel Macron » stipule la note de présentation du film documentaire. Il ne pouvait donc ignorer que le Président Hollande avait reçu à l’Elysée le 8 février 2015 Asya Abdullah, co-présidente du PYD et Nasrin Abdullah, commandante des YPJ. Il ne pouvait non plus ignorer que Nasrin Abdullah avait été l’invitée du journal de 20 h de France 2 pour parler la victoire de Kobanê et la lutte anti-terroriste contre Daesh. Pourquoi ce silence à propos du PYD ? La réponse est évidemment dans ses liens avec le PKK que Jean-Yves Le Drian s’obstine à considérer comme une organisation terroriste. Cette position de la France est intenable et, comme l’a déclaré le député Frédéric Mathieudevant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale : « on ne peut pas scinder les choses suivant le côté de la frontière, on est sur un continuum de peuple, de revendications politiques, de combats, et on ne peut pas rejeter le Kurde dès qu’il est d’un côté de la frontière, en Turquie, et l’applaudir lorsqu’il se bat avec nous, contre Daesh ». Donc notre ministre a préféré faire l’impasse, ne voulant pas condamner la politique d’Erdoğan et de son parti islamiste au pouvoir dont l’objectif premier n’est pas de combattre les forces djihadistes mais d’éliminer les Kurdes du PYD. Il ne pouvait donc pas non plus évoquer l’invasion turque dans la région d’Afrin, ni, non plus, ses bombardements en Irak, en vue d’éliminer les forces combattantes du PKK. La lettre rédigée le 15 juillet 2021 par les services du ministère français des Affaires étrangères, signée par JY Le Drian, est un chef d’œuvre en la matière : après avoir partagé le constat que nous lui avions présenté de la situation en Turquie (renforcement de la répression, destitutions de maires élus, menace de dissolution du HDP…) elle note : “ces développements sont particulièrement préoccupants et la France suit l’évolution de la situation avec la plus grande attention,” mais, quelques lignes plus loin, elle met en garde les représentants élus kurdes qui “doivent se tenir à distance de la violence terroristes pour demeurer des interlocuteurs crédibles“. Quand on sait que 4 000 d’entre eux (élus, cadres administratifs, responsables d’associations culturelles, journalistes, avocats, professeurs, syndicalistes, militants de ce parti) sont emprisonnés en Turquie au motif fallacieux “d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste et/ou appartenance à une entreprise terroriste”, on apprécie l’incongruité des propos.

Les attaques terroristes en France

Jean-Yves Le Drian évoque longuement les attaques terroristes en France (Charlie Hebdo, Hyper Cacher, porte de Vincennes, stade de France, Bataclan, Nice…) mais pas un mot sur l’assassinat de trois militantes kurdes commis le 9 janvier 2013 au 147 rue La Fayette à Paris. Pourtant, il s’agit bien d’un acte terroriste exécuté sur ordre du tout puissant président Erdoğan, celui qui ne se contente pas de terroriser tout en peuple dans son propre pays mais qui exporte aussi ses méthodes jusque sur notre propre sol. Parmi ces trois femmes se trouvait Fidan Doğan, connue sous le nom de Rojbîn, figure emblématique de la jeune femme kurde, moderne, luttant contre l’oppression turque mais aussi contre l’enfermement les femmes. Il fallait la faire taire : le tueur lui tira une dixième balle dans la bouche. Le conseil municipal de Rennes a voté, lors de sa séance du 13 mars 2023, la proposition de dénommer Square Fidan ‘Rojbîn’ Doğan un nouveau square rennais. La pose de la plaque, au bois Perrin, sera l’occasion d’interpeller, une nouvelle fois, le gouvernement français sur son attitude, qui consiste à bloquer les investigations de la justice concernant ce triple assassinat. L’occasion aussi de lui redire que nous ne voulons plus entendre cette phrase : « la France suit l’évolution de la situation avec la plus grande attention ». Non, cette phrase répétée par les gouvernements successifs depuis des décennies n’est plus crédible. La politique de l’autruche ne paie plus. La démocratie est en danger. La diplomatie est au pied du mur : la question kurde est au cœur de situations conflictuelles au Moyen-Orient, qui ne se résoudront pas sans la reconnaissance des droits du peuple kurde.

André Métayer