L’homme qui fait trembler Erdoğan

Capture Youtube 30/5/21

Il s’appelle Sedat Peker, c’est un parrain mafieux qui, écrit Zafer Sivrikaya dans Ouest-France,

dans des vidéos suivies par les millions d’internautes en Turquie, multiplie les déclarations visant de hautes personnalités de l’entourage du Président Erdoğan.

A ce sujet, lors de la 11ème audience du procès de Malatya le 21 mai dernier, Sebahat Tuncel a crié son indignation, en dénonçant l’acharnement des juges contre les Kurdes et leur laxisme quand il s’agit les amis du pouvoir :

quand des millions de personnes observent les relations coupables entre les gangs mafieux du grand banditisme et le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, la Turquie tremble mais aucun procureur ne bouge. Mais quand il s’agit des Kurdes, alors, là, les réactions sont immédiates.

Sedat Peker

Après avoir été proche du pouvoir et fervent partisan du président Erdoğan, Sedat Peker, célèbre mafieux turc, multiplie, depuis début mai, les révélations embarrassantes pour le pouvoir, plongeant l’establishment politique dans plusieurs scandales. Viol, homicides, trafic international de cocaïne, trafic d’influence… Les accusations du célèbre parrain de la pègre, Sedat Peker, en fuite à l’étranger, pleuvent depuis plusieurs semaines à l’encontre des députés du parti au pouvoir, l’AKP, d’anciens ministres ou de figures proches du pouvoir et dressent le portrait accablant d’un État failli, d’une police corrompue. Avant sa cavale, Sedat Peker, très connu en Turquie depuis les années 1990 et figure du crime organisé, connu pour son militantisme à l’extrême droite et spécialiste du racket et du trafic de drogue, était pourtant au faîte de sa gloire et de sa puissance.

détaille le Wall Street Journal, repris par Courrier international.

Condamné à plusieurs reprises dans des affaires d’escroquerie et en lien avec le crime organisé, Sedat Peker a quitté la Turquie en 2019 pour échapper à de nouvelles poursuites et il diffuse ses informations via sa chaîne YouTube depuis les Emirats arabes unis, en toute impunité. La notoriété de celui que l’on présente comme anciennement proche des lieux de pouvoir lui confère une certaine crédibilité aux yeux du grand public. L’ancien ministre de l’Intérieur, Mehmet Ağar, dépeint comme le chef de “l’État profond” en Turquie et son fils, Tolga Ağar, actuellement député de l’AKP, sont accusés d’être impliqués dans la mort suspecte d’une journaliste kazakhe, Yeldana Kaharman, dont l’enquête a été rapidement classée sans suite. Sont également épinglés Berat Albayrak, le gendre du président Recep Tayyip Erdoğan, ministre des Finances de 2018 à 2020 et Süleyman Soylu, l’actuel ministre de l’intérieur. Au fil des vidéos, Sedat Peker revient, non sans nostalgie, sur les égards dont l’entourait naguère Süleyman Soylu, qui lui procurait des gardes du corps et qui l’aurait prévenu des poursuites engagées contre lui, lui permettant ainsi de se mettre à l’abri à l’étranger.

Ça grince dans les cercles des anciens amis du président Erdoğan

Ayhan Sefer Ustun, ancien chef de la Commission parlementaire des droits de l’homme et membre fondateur du parti dissident de l’AKP, Gelecek partisi (Le parti du futur), dirigé par l’ancien Premier ministre du pays, Ahmet Davutoglu, a réagi :

La Turquie devrait lancer une campagne nationale contre l’État profond et une structure mafieuse qui s’étend jusqu’aux cercles internes de l’État. Tout lien entre la politique et la sécurité publique doit être mis au grand jour.

Et de faire allusion à un scandale qui avait mis en lumière des liens étroits entre l’État et la mafia, l’affaire de Susurluk, un banal accident de voiture en 1996 mettant fortuitement au grand jour les complicités entre politiques, police et mafia d’extrême droite turque. En 2009 Mehmet Ağar, accusé d’avoir couvert des structures occultes de la police chargées d’exécuter les basses besognes de l’Etat, fut condamné… et libéré sur parole.

Eren Keskin : “les déclarations de Sedat Peker ne sont pas surprenantes”

Eren Keskin, coprésidente de l’Association des droits de l’homme (IHD), n’est pas surprise par les révélations de Sedat Peker :

en tant qu’association de défense des droits de l’homme, nous dénonçons depuis des années cette logique d’Etat des années quatre-vingt-dix qui perdure encore et encore. On parle de “l’Etat profond”, mais, en fait, c’est de l’Etat, en tant que tel, qu’il s’agit. Ce que Sedat Peker dévoile aujourd’hui, nous l’avons, dans les années quatre-vingt-dix, vécu au grand jour : des personnes ont été assassinées, d’autres ont disparu après avoir été interpellées. Dans le scandale Susurluk, la plupart de ces connexions ont été mises à plat. Sedat Peker dit aussi ouvertement qu’il a fait partie de l’État. Il n’y a pas si longtemps, Les menaces de mort qu’il proférait contre nous étaient considérées comme faisant partie de la liberté d’expression. Elles n’ont pas déclenché de débat public. Ce qui se produit aujourd’hui n’est que le fruit d’un conflit interne au sein de l’appareil d’Etat.

Commentant les liens mafieux entre Süleyman Soylu et Sedat Peker, Eren Keskin accuse :

il est incroyable qu’un ministre de l’Intérieur qui est responsable de notre sécurité soit lié au crime organisé et à un parrain de la mafia. Si cela se produisait en Europe, il y aurait un tremblement de terre politique, mais ici, rien ne bouge.

L’avocate des droits de l’homme voit dans cet appareil d’Etat une continuation de l’organisation spéciale Teşkilât-ı Mahsusa (Comité pour l’unité et le progrès) qui, dans l’Empire ottoman, joua un rôle déterminant dans le génocide arménien de 1915 :

en fin de compte, l’État se confond avec l’appareil d’Etat et si vous voulez gouverner ce pays, vous devez composer avec lui. C’est ce que nous montre aujourd’hui l’AKP. Aujourd’hui, la question kurde est l’un des problèmes fondamentaux posés à l’idéologie officielle et le pouvoir de l’appareil d’Etat tient au fait que cette question n’est pas résolue. Les meurtres “à auteurs inconnus” se produiront à nouveau, prédisent les analystes politiques. Une atmosphère de peur pourrit l’existence de gens qui se déplacent la peur au ventre. Et ce, tant que des mafieux, comme Sedat Peker ou Alaattin Çakıcı, se trouveront dans l’appareil d’Etat et que nous, nous serons poursuivis et punis d’emprisonnement. Sans un changement radical dans l’appareil d’Etat, la démocratisation en Turquie ne sera pas possible.

André Métayer