Kobanê, la cible des menaces turques d’invasion terrestre

« Il est probable que Kobanê soit la cible des menaces turques d’invasion terrestre » : Mazlum Kobanê, également connu sous le nom de Mazlum Abdi, commandant des Forces démocratique syriennes (FDS) s’est entretenu avec Amberin Zaman pour le média en ligne anglophone Al-Monitor https://www.al-monitor.com/originals/2022/11/syrian-kurdish-commander-says-kobani-likely-target-threatened-turkish-ground au sujet des nouvelles menaces d’invasion terrestre proférées par le président, RT Erdoğan à la suite de l’attentat d’Istanbul du 13 novembre qui a fait six morts et 81 blessés, selon un dernier bilan. Le président-dictateur de l’Etat turc s’est empressé de désigner le PKK comme auteur de ce « vil attentat terroriste » et a promis une riposte. Le ministre de l’intérieur Süleyman Soylu a précisé que l’attaque avait été ordonnée depuis la ville syrienne kurde de Kobané et que la suspecte arrêtée aurait admis avoir reçu l’« ordre » du « PKK-YPG-PYD ». Déjà les bombardements intensifs de ces derniers jours sur le nord-est de la Syrie sont présentés par Ankara comme une riposte pour venger ces morts. Pour Mazlum Kobanê, qui rejette ces accusations, les dernières agressions turques sont directement imputables au président Erdoğan qui se sait contesté à l’intérieur du pays après deux décennies au pouvoir, qui se sait affaibli par une économie en récession, une inflation vertigineuse et un taux de chômage en constante augmentation et qui cherche à tout prix à raviver le sentiment national turc alors que se profilent les élections présidentielles en juin 2023.

Concernant les responsables de l’attentat d’Istanbul Mazlum Kobanê délivre une importante révélation :

Je crois que c’est un acte de provocation élaboré par le gouvernement turc pour préparer le terrain de la guerre qu’il souhaite conduire contre nous. Nous avons procédé à de nombreuses recherches et nous sommes arrivés à la conclusion que cette attaque avait été perpétrée par des groupes armés de l’opposition syrienne opérant sous contrôle turc. Nous sommes certains, et je révèle cette information pour la première fois à un média, que la femme arrêtée pour avoir posé cette bombe est issue d’une famille impliquée dans l’Etat islamique. Trois de ses frères sont morts en combattant sous la bannière du califat : l’un à Raqqa, l’autre à Manbij et le dernier en Irak. Un autre de ses frères, toujours en vie, est identifié comme étant un commandant d’une milice armée agissant sous le patronage turc à Afrin. Nous savons aussi que cette femme a été mariée à trois combattants de l’Etat islamique et que sa famille est originaire d’Alep. Nous n’avons donc rien à voir avec l’attentat d’Istanbul, ce n’est pas notre manière de concevoir la politique.

Il n’y a dans ses propos aucun esprit de revanche mais la volonté farouche de défendre sa terre : « nous nous préparons à défendre notre terre contre la Turquie et à combattre ses troupes si elles attaquent nos frontières, que ce soit depuis Serê Kaniyê (Ras al-Aïn), Azaz, Afrin ou Jarabulus. Nous n’avons ni l’intention ni l’envie de porter la guerre sur le sol turc » mais il prend très au sérieux les menaces d’invasion terrestre, répétées par Erdoğan ce mardi 22 novembre : « À moins qu’il y ait un effort conséquent pour dissuader la Turquie de passer à l’action, surtout de la part des Etats-Unis et de la Russie ».

Comment juge-t-il les déclarations des Russes et des Américains qui alertent contre le risque d’une escalade militaire ? : « Insuffisantes. Elles ne sont pas du tout à la hauteur des menaces formulées par la Turquie. Les Etats-Unis et la Russie doivent faire davantage ». Mazlum Kobanê ne peut qu’exprimer sa frustration face à la passivité dont font preuve la Russie et les Etats-Unis au regard de la douzaine de frappes aériennes turques qui ont tué au moins onze civils ces derniers jours dans les zones contrôlées par les Kurdes et leurs alliés. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le positionnement turc est devenu un enjeu crucial aux yeux de Moscou comme de l’Occident. Pour de nombreux observateurs, la mollesse des réponses formulées par ces deux parties contre les velléités guerrières venues de Turquie réside dans leurs volontés respectives d’attirer Ankara dans leur camp.

Une des questions posées par Amberin Zaman concerne l’espace aérien : la Turquie est-elle capable de mener une opération au sol sans couverture aérienne ?

C’est vrai, à moins que l’autorisation ne soit accordée aux avions turcs de voler dans le ciel syrien, la Turquie ne conduira pas d’offensive terrestre. Il ne pourra y avoir d’attaque turque au sol qu’en cas de feu vert donné par les Etats-Unis et la Russie pour utiliser l’espace aérien syrien ou si ces deux acteurs choisissent de rester silencieux. Les officiels turcs répètent dans les médias que la dernière vague de frappes aériennes ont été conduites depuis le territoire turc et qu’ils n’ont pas utilisé l’espace aérien syrien mais ils mentent. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’ils viennent tout juste d’attaquer une zone, entre Raqqa et Hassakê, située à 70 kilomètres de la frontière ? Une zone qui est par ailleurs conjointement contrôlée par les Russes et les Américains.

 Mazlum Kobanê prend donc au sérieux les menaces répétées d’Erdoğan, « À moins qu’il y ait un effort conséquent pour dissuader la Turquie, surtout de la part des Etats-Unis et de la Russie ».

Mazlum Kobanê explique la position desAméricains avec qui les relations sont constantes :

« Ils n’approuvent pas les menaces formulées par la Turquie et les condamnent. C’est une situation inédite que nous évaluons ensemble. Ils ne s’attendaient pas à une telle attaque et sont en train de réévaluer la situation avec cette nouvelle donne. J’espère que cela amènera les Etats-Unis à adopter un positionnement bien plus ferme face aux agressions turques contre notre peuple ».

Et que disent les Russes ?

« Ils disent plus ou moins la même chose que les Etats-Unis. J’ajouterais cependant qu’ils sont encore moins consistants face à la Turquie. La Russie s’oppose par principe à toute incursion terrestre turque mais c’est tout simplement insuffisant. Kobanê, Manbij… Toutes ces zones ciblées par la Turquie sont sous contrôle russe.

De nombreux éléments sont à prendre en compte pour répondre à cette nouvelle situation. Les dernières attaques turques ont atteint un seuil critique. Les Américains et les Russes doivent dès maintenant empêcher la Turquie d’aller plus loin. »

Est-il juste d’affirmer que la guerre en Ukraine joue un rôle dans les évènements actuels au Nord-Est Syrie ?

« Il y a peu de doutes sur le fait que la Turquie ait tiré profit de la guerre en Ukraine en marquant des points, tant auprès des Etats-Unis et que de la Russie. Et, effectivement, leurs positionnements sont en partie dictés par la dynamique en Ukraine. Il convient aussi de souligner que l’intérêt américain pour le Moyen-Orient en général et la Syrie en particulier s’est affaibli depuis quelques temps. La Russie veut nous pousser à trouver un accord avec le régime syrien. Mais la Russie, comme les Etats-Unis d’ailleurs, doivent mettre en œuvre une politique plus lisible en Syrie. Il n’y a aucune stratégie derrière la lutte contre l’Etat islamique, rien de clair concernant le futur des régions sous notre contrôle. Cette absence de vision à long terme ne nous met pas dans les meilleures dispositions pour négocier avec Damas. Le problème majeur avec le gouvernement de Damas est qu’il se croit irremplaçable et qu’il représente la seule solution viable pour le pays. Cet état d’esprit le rend inflexible et sourd à nos demandes ».

Erdoğan ne cesse de brandir la menace d’une invasion terrestre. Quelle partie du Nord-Est Syrie est-il le plus susceptible d’attaquer cette fois-ci ?

« Ils ont récemment évoqué Manbij mais nous pensons que leur véritable objectif est Kobanê. C’est une ville hautement symbolique pour les Kurdes, c’est ici que notre lutte nationale a été impulsée et c’est également à Kobanê que le combat contre l’Etat islamique a débuté. Il y a aussi une portée stratégique derrière cet objectif, occuper la région de Kobanê permettrait à la Turquie d’établir une continuité territoriale entre l’ouest de l’Euphrate (occupé depuis 2016) et les zones envahies plus à l’est en octobre 2019 ».

La Turquie agit-elle de concert avec Hayat Tahrir al-Sham (HTS) (groupe djihadiste formé par la fusion de six groupes rebelles islamistes syriens : le Front Fatah al-Cham, le Harakat Nour al-Din al-Zenki, le Front Ansar Dine, le Liwa al-Haq, Jaych al-Sunna et Jaych al-Ahrar3.)

« Nous avons pu constater récemment qu’HTS et ses combattants s’étaient appropriés certaines zones à Afrin. Les relations qu’HTS entretient avec la Turquie laissent à penser qu’il pourrait y avoir des préparatifs conjoints en vue d’une attaque coordonnée contre nous. Ankara voudra les utiliser à Manbij et dans ses alentours. »

Que répond Mazlum Kobanê à la question d’un rapprochement possible avec la Turquie à condition de se démarquer clairement du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ?

« Je ne crois pas que le problème de fond se trouve là, ce n’est qu’un prétexte. Comme je l’ai dit, la Turquie est opposée à n’importe quel progrès pour les Kurdes. Si le Conseil national kurde en Syrie (force politique opposée à la gouvernance actuelle au Nord-Est Syrie) était au pouvoir à notre place, il ferait face à la même hostilité de la part de la Turquie. La Turquie est contre les Kurdes ».

Les manifestations en Iran, en partie concentrées dans les régions kurdes, ont-elles un impact sur le cours des évènements en Syrie ?

« Nous n’avons pas de relation avec l’Iran mais il est en effet très probable qu’il y aura un impact sur la dynamique actuelle en Syrie. Cela dit, Téhéran est en prise avec ces propres problèmes internes et nous n’avons pas observé de regain notable de l’influence iranienne en Syrie à l’heure actuelle ».

A la dernière question posée par Amberin Zaman : « pensez-vous qu’il soit toujours possible de faire la paix avec la Turquie tant qu’Erdoğan sera au pouvoir ? », Mazlum Kobanê répond tristement :

« Malheureusement, si je prends en compte notre expérience passée et les récentes attaques de la Turquie, j’aurais plutôt tendance à vous répondre non ».

André Métayer

En collaboration avec Christophe Thomas,

traducteur de l’interview de Mazlum Kobane par Amberin Zaman, paru dans Al-Monitor

photos AKB (été 2018) :

  • photo 1 : Manifestation populaire suite à l’assassinat par drone turc d’un commandant des Unités de résistance de Sinjar (YBŞ). Qamishlo.
  • photo 2 : Frontière turco-syrienne à Kobanê, surplombée par un poste militaire turc.