L’armée turque en difficulté au Sud-Kurdistan

Dans une nouvelle manifestation de son expansionnisme régional d’inspiration néo-ottomaniste, le pouvoir turc a déclaré le lancement d’une opération militaire dans le nord de l’Irak baptisée « Griffes de Tigre ». Une appellation ridicule de plus pour cette invasion militaire de la Turquie, qui n’a cesse depuis plus de 30 ans d’envoyer avions, bombes et soldats au Başûr (Sud-Kurdistan) pour anéantir le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). En vain.

De nombreuses frappes aériennes sur le nord de l’Irak ont précédé l’invasion terrestre et aéroportée de la Région autonome du Kurdistan le 17 juin 2020. Comme le relève Sylvain Mercadier, correspondant d’Ouest-France, un black-out médiatique enveloppe les régions théâtres d’affrontements violents entre les combattants du PKK et les forces armées turques.

Kamal Rauf, rédacteur en chef du média kurde indépendant Shar Press établi à Suleymanieh (Başûr) a néanmoins fait un point le 29 juin sur l’agression turque en cours. Sur son compte Facebook, il écrit le 28 juin :

Les forces turques ont franchi en plusieurs points la frontière entre la Turquie et la Région autonome du Kurdistan. Des commandos turcs ont ainsi été héliportés sur divers sites stratégiques afin de réduire à néant les bases du PKK et son emprise sur cette zone, que ce soit en faisant prisonniers ses membres ou en les éliminant.

Mais le PKK avait pris connaissance d’une attaque militaire turque imminente et avait donc, en conséquence, réparti ses forces en petits groupes. Retranchées dans des abris sous-terrains et dans des secteurs tenus secrets, ces unités combattantes sont notamment équipées de missiles antichars Milan et de fusils de précision.

Dès le début de leur déploiement par hélicoptères dans la région de Haftanin, les commandos turcs ont été pris à partie par la guérilla, subissant des pertes sévères. Cette tournure prise par les événements a été décriée dans les médias turcs par les forces politiques d’opposition, qui imputent à Erdoğan la mort d’une partie de ces unités d’élite.

L’infanterie turque a progressé en plusieurs points, de 5 à 15 kilomètres à l’intérieur des frontières irakiennes, avant de se heurter à une défense acharnée de la part du PKK, à laquelle elle ne s’attendait pas. Afin de ne pas être pris pour cible par les drones turcs, les combattants de la guérilla sont en mouvement perpétuel, conduisant ainsi la Turquie à procéder à des tirs d’artillerie et des bombardements hasardeux alors que ses avions n’ont de cesse de tourner dans le ciel.

Différentes sources d’information soulignent que les forces armées turques ont été stupéfiées par les techniques de guerre asymétrique employées par le PKK et la résistance de ces combattants. Tombés dans des embuscades, des dizaines de soldats turcs dont quelques officiers de haut-rang ont vu leurs corps être rapatriés en Turquie. A l’inverse, aucune dépouille d’un membre du PKK n’était tombée entre les mains des soldats turcs, ce que les médias turcs n’auraient pas manqué de relater pour relever leur moral.

Si la Turquie utilise dans cette guerre armes lourdes et F-16, la guérilla, à la manière des partisans, mène des attaques soudaines et violentes en s’appuyant sur ses missiles Milan, ses mitrailleuses lourdes « Dushka » et ses snipers. Plusieurs habitants des régions où se déroulent les combats affirment que la population locale ne collabore en aucun cas avec l’armée turque, qui ne dispose que de peu d’informations, voire pas du tout, sur les mouvements de la guérilla. Lorsqu’elle obtient des renseignements, ils s’avèrent la plupart du temps inexacts. La combinaison de facteurs expliqués ci-dessus explique sûrement pourquoi les forces armées turques se sont retirées le 28 juin de la hauteur stratégique de Xamtûr où un commando héliporté avait auparavant pris pieds avant d’être mis en déroute.

[Traduction Christophe Thomas]

Versant nord du mont Sinjar. La région à majorité yézidie a elle aussi été la cible de frappes aériennes turques. Photo Christophe Thomas
De l’intérêt économique du contrôle frontalier en Irak

Il y a peu encore, le gouvernement irakien faisait preuve d’une certaine passivité à l’égard de cette nouvelle violation de son intégrité territoriale par la Turquie. Néanmoins, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères irakien a mis la pression sur Ankara le 2 juillet, en déclarant que Bagdad pourrait saisir la Ligue arabe et les Nations-Unies face aux agissements militaires turcs sur le sol irakien. Surtout, il a menacé la Turquie de rétorsions commerciales alors que les échanges entre les deux pays s’élèvent à 16 milliards de dollars.

Ces flux commerciaux et droits de douane expliquent en partie la retenue initiale du gouvernement central irakien face à l’invasion turque. Depuis plusieurs années, les forces de sécurité kurdes assurent le contrôle des frontières extérieures, ce qui garantit de conséquents revenus à la Région autonome du Kurdistan en Irak. Cet enjeu demeure une source de discorde profonde entre Erbil et Bagdad, cette dernière entendant réaffirmer sa souveraineté sur ses frontières (et les taxes qui en découlent) alors que la première rejette cette idée.

Pour l’heure, des gardes-frontières irakiens ont établi ces derniers jours deux cantonnements supposés prévenir l’avance turque sur ce front de 245 kilomètres…

Christophe Thomas