Le triple assassinat du 147 rue Lafayette à Paris : les services secrets sur la sellette

Le 9 janvier 2013 étaient sauvagement exécutées au siège du Centre d’Information du Kurdistan, en plein Paris, trois militantes kurdes, Fidan Dogan (Rojbîn), Leyla Söylemez et Sakine Cansiz. Le tueur présumé était très rapidement identifié et écroué. Manuels Valls, ministre de l’Intérieur, promettait sur les lieux mêmes que toute la lumière serait faite, promesse réitérée à Rennes le 9 janvier 2014, tout en laissant entendre que l’affaire était compliquée et qu’il ne pouvait présentement en dire plus. Aux craintes exprimées d’un étouffement de l’affaire au nom de la raison d’Etat, il réaffirmait sa confiance en la justice pour que la procédure aille jusqu’à son terme.

L’affaire vient d’être relancée par Hakan Fidan, chef des services secrets turcs (MIT) qui, rapporte la presse turque, a déclaré que le meurtre des trois militantes kurdes a été l’œuvre d’une faction de ses propres services opposée aux négociations avec le PKK et noyautée par le puissant courant islamiste de Fethullah Gülen, naguère ami et soutien de R.T. Erdoğan alors premier ministre et chef du parti au pouvoir, aujourd’hui l’ennemi irréductible du “sultan” devenu président de la République de Turquie.

Des “révélations” qui ne dédouanent pas Erdoğan

La ficelle, un peu grosse, est sans doute à usage interne, à placer dans le cadre de la campagne électorale pour les législatives de juin prochain. Les déclarations de Hakan Fidan, venant d’un homme puissant, homme-lige d’Erdoğan, ressemblent à une opération de communication de la guerre psychologique qui consiste à faire porter le chapeau à celui qu’on veut discréditer, en lui imputant ses propres faiblesses ou mieux encore la responsabilité des “coups tordus” qu’on a soi-même fomentés, des “coups tordus” qui consistent à faire endosser par l’adversaire un méfait voulu, permis ou couvert. Le MIT n’en est pas à son coup d’essai : citons par exemple le plasticage d’une librairie de Semdinli par 4 membres des services spéciaux (attribué à tort au PKK) ou le faux vrai mitraillage du minibus de Beytüşebap (attribué également à tort au PKK). En faisant assassiner nos amies kurdes, Fethullah Gülen pouvait effectivement nourrir l’ambition de faire capoter les négociations avec Abdullah Öcalan mais Erdoğan pouvait tout autant trouver utile d’éprouver la détermination de son interlocuteur et le pousser à la faute, car on peut douter de sa réelle volonté de trouver une issue dans ces négociations. Pour preuve les derniers événements : alors qu’Abdullah Öcalan exhorte son peuple et ses troupes “à tenir un congrès pour mettre fin à la lutte armée” dans le cadre d’un processus entamé sur la base de 10 articles acceptés officiellement de part et d’autres, Erdoğan se dérobe en faisant de la reddition sans condition du PKK un préalable et en déclenchant une vaste opération militaire dans la région de Mardin. Il se permet même d’accuser son propre gouvernement d’être trop conciliant avec le PKK.

Une levée partielle du secret-défense qui embarrasse

Une éventuelle implication des services secrets français serait-elle la cause d’une très prudente attitude des autorités françaises ? Cette interrogation, nous l’avions posée le 21 juin 2014, au moment où Erdoğan était reçu à l’Elysée. Il nous paraissait essentiel que la justice française puisse interroger les services secrets, ce qui en quelque sorte a été la cas le 4 septembre 2014, quand la juge d’instruction, dans le cadre de ses attributions, a adressé une requête en déclassification des documents émanant de la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI). En réponse, le Ministre de l’intérieur a saisi le 3 décembre 2014 la Commission consultative du Secret de la Défense nationale qui a émis, le 22 janvier 2015, un avis défavorable à la déclassification de deux documents émanant de la DGSI et un avis partiellement favorable à un ensemble d’une quarantaine de notes dont l’énumération rend perplexe. Par exemple, seul le 3e paragraphe de la page 7 de la note du 17 juin 1998, commençant par : “le 10 mai 1998”, soit 4 lignes, est déclassifié ; seul le passage de la note du 23 novembre 2001 commençant par “Rujbin” en page 3, soit 2 lignes, est déclassifié ; de même seul le passage de la page 2 de la note du 23 février 2011 commençant par “Fidan DOGAN”, soit 12 lignes, est déclassifié. La magistrate n’aura à connaître que 7 lignes écrites de la note du 22 juin 2004 consacrée à Sakine Cansiz, 17 lignes écrites de la page 4 de la note du 7 janvier 2013, consacrée également à Sakine, soit 2 jours avant son assassinat. Il en va ainsi pour plus d’un document sur deux. Nous n’en connaissons pas le contenu, secret de l’instruction oblige, mais cette déclassification partielle doit aiguiser la curiosité sur ce qui n’est pas déclassifié. Les services secrets français ont-ils déficients ? Il n’est pas sûr que les documents censurés puissent être une aide pour les magistrats dans la recherche de la vérité. Affirmer sa confiance dans la justice n’est pas suffisant. Faut-il encore que les moyens lui soient donnés.

André Métayer