Les procès politiques de Diyarbakir et d’Istanbul n’empêchent pas les démocraties de dormir

Jeudi 5 juillet 2012,

Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, a reçu M. Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères de la République de Turquie, au Quai d’Orsay. Cet entretien a permis d’aborder les enjeux bilatéraux et particulièrement nos relations politiques, notre engagement commun à lutter contre le terrorisme, notre coopération culturelle et nos échanges commerciaux. Il a également permis de faire le point sur la relation entre l’Union européenne et la Turquie. M. Davutoglu participera le 6 juillet à la 3ème réunion du Groupe des Amis du Peuple Syrien

(communiqué du Quai d’Orsay).

Le même jour se déroule aussi, près de l’imposante prison Silivri, à 67 km d’Istanbul, la 3ème audience d’un procès hors norme qui se tient devant la 15ème chambre de la Cour criminelle. Parmi les 205 prévenus, dont 140 sont en détention préventive, figurent de nombreux membres de la principale formation politique kurde en Turquie, le Parti pour la Paix et la Démocratie (BDP), membre du Parti socialiste européen et membre de l’Internationale socialiste, mais aussi une universitaire de renom, Busra Ersanli et un éditeur internationalement connu Ragip Zarakoglu.

L’acte d’accusation réclame 15 ans de prison contre Mme Ersanli, détenue depuis huit mois, en tant que “responsable d’une organisation terroriste”, tandis que M. Zarakoglu, en liberté conditionnelle depuis avril, risque 10 ans de prison pour “aide délibérée à une organisation terroriste”. Tous sont accusés d’avoir des liens avec l’Union des Communautés kurdes (KCK), une organisation considérée par les autorités turques comme étant la branche urbaine du PKK.

Quand M. Fabius, comme le précise le communiqué du quai d’Orsay, fait état “de notre engagement commun à lutter contre le terrorisme” devant son homologue M. Davutoglu, un proche de la confrérie islamiste socio-religieuse Gülen qui a déjà infiltré toutes les institutions-clés du pays, il ne se contente pas de fermer les yeux sur la politique liberticide du gouvernement islamo-conservateur de l’AKP, il l’encourage en désignant les coupables : ils sont 7 000 croupissant dans les geôles turques en attente de leur condamnation (six députés élus en 2011, une trentaine de maires dont celui de Van (400 000 hab), des fonctionnaires municipaux, des syndicalistes, des centaines d’étudiants, des dizaines de journalistes, 50 avocats). Les prisons débordent, des mutineries et des grèves de la faim politiques y sont déclenchées. La France se tait.

Après le procès de Diyarbakir…

Le 18 octobre 2010 s’ouvrait devant la 6ème Cour d’assises de Diyarbakir un premier procès politique d’un autre temps : 151 présumés coupables : maires dont Osman Baydemir, maire métropolitain de Diyarbakir (1000 000 hab), anciens maires, élus locaux, cadres du BDP, présidents d’associations, tous militants pour la paix et la démocratie”, accusés d’être membres d’une organisation prétendue “terroriste”. Le procès a commencé par une bataille de procédure, apparemment, mais en fait touchant au cœur du problème : la reconnaissance de l’identité kurde. Le bras de fer est engagé. La défense est empêchée de plaider en kurde. L’audience du 26 avril dernier n’a duré que quelques minutes. Le procès est ajourné sine die. Les détenus, certains depuis avril 2009, restent en prison. La France se tait.

… le procès d’Istanbul

Ils parlent kurde parce qu’ils sont kurdes. Vous ne pouvez pas faire comme s’il s’agissait d’une langue inconnue, elle est parlée par 20 millions de personnes,

a plaidé l’avocat de la défense Mehmet Emin Aktar, bâtonnier du barreau de Diyarbakir.

Le procès d’Istanbul s’est ouvert le 2 juillet sur les mêmes bases que celui de Diyarbakir, sous le regard de nombreux observateurs, journalistes, diplomates, maires, syndicalistes et avocats, venus de Turquie mais aussi des différentes parties du Kurdistan et de l’étranger. Le Mouvement de la Paix, la FIDH, Amnesty International et autres ONG sont également présents. Deux avocats du barreau de Rennes vont aussi se rendre à Istanbul avant la fin du procès prévu jusqu’au 13 juillet. Les séances sont émaillées d’incidents provoqués par des forces de sécurité n’hésitant pas à bloquer les axes de circulation conduisant au tribunal, à procéder à des expulsions, des arrestations ou à des fouilles intempestives dans le seul but de faire obstruction.

La lecture des 2 400 pages de l’acte d’accusation est commencée, nous en sommes à la 90ème page. Les prévenus continuent à répondre en kurde ou en arabe, comme l’une d’eux, Nuriye Avsar, d’origine arabe. La demande d’être assisté d’interprètes kurdes et arabes a été rejetée, comme ont été rejetées les demandes de remise en liberté de détenus malades. La France se tait.

Terroriste pour les uns, combattant de la liberté pour les autres

D’après Associated Press (AP), 35 000 personnes au moins ont été condamnées dans le monde comme terroristes au cours de la décennie qui a suivi les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis. 120 000 personnes auraient été interpellées dans 66 pays représentant 70 % de la population mondiale. Des dizaines de pays utiliseraient la lutte contre le terrorisme pour limiter la dissidence politique. Plus de la moitié des condamnations sont l’œuvre de la Chine et de la Turquie qui sont accusées d’utiliser les lois anti terroristes pour sévir contre la dissidence : “la Turquie représente à elle seule un tiers de toutes les condamnations, avec 12 897”.

La Chine, qui considère comme terroriste tout acte mettant en danger la sécurité de l’État, a adopté en conséquence des lois rigoureuses appliquées notamment contre Ouïghours, un peuple turcophone et musulman sunnite qui, en 1933, avait fondé la république du Turkestan oriental appelée aussi République islamique du Turkestan oriental (RITO).

La Turquie, qui a renforcé ses lois anti terroristes en 2006, a vu depuis une augmentation insensée du nombre de condamnations qui est passé, d’après l’AP, de 273 en 2005 à 6 345 en 2009. Mais le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, continue d’affirmer qu’il n’a jamais compromis l’équilibre entre sécurité et liberté, malgré une augmentation de la population carcérale de 250 % en huit ans.

Laurent et Ahmet se congratulent. Sevil, l’étudiante française, est toujours en prison.

Le grand enfermement des libertés en Turquie

Plus de 50 chercheurs et universitaires, dont Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS (Paris) ont dénoncé dans une tribune publiée dans le Monde les atteintes aux libertés en Turquie. Ils dénoncent également le silence des médias internationaux qui “ferment les yeux sur le viol des libertés publiques, politiques et intellectuelles” et appellent l’Europe à réagir.

Toutes ces atteintes aux libertés, associées aux décisions judiciaires arbitraires, dévoilent les aspects autoritaires du gouvernement AKP et expliquent les raisons pour lesquelles la société civile turque s’inquiète de son avenir. Les milieux diplomatiques et les médias internationaux qui s’empressent de déclarer que la Turquie du premier ministre Erdogan est un pays modèle pour le Moyen Orient, pour sa stabilité politique et sa croissance économique, ferment les yeux sur le viol des libertés publiques, politiques et intellectuelles. On est loin de la démocratisation dont l’AKP s’était fait le héraut il y a 10 ans. Plutôt que de s’attaquer à l’appareil répressif de l’Etat hérité de la dictature militaire, il l’a repris à son propre compte et le dirige aujourd’hui contre tous les dissidents. Parmi eux, les chercheurs, les journalistes, les étudiants qui paient un lourd tribut au maintien d’un espoir démocratique. La voie de la liberté est de plus en plus étroite en Turquie. L’Europe doit en prendre conscience de toute urgence.

André Métayer