L’exemple turc ne fait plus rêver

Le temps où la Turquie était présentée comme un véritable modèle de pays musulman, démocratique et moderne est-il révolu ? C’est peut-être aller vite en besogne mais les lignes peuvent incontestablement bouger en France et, si c’était le cas, cette évolution ne serait pas sans influence sur les pays européens. Les questions kurde et arménienne sont des échardes qui finissent par déchirer le voile de respectabilité du parti au pouvoir AKP, un parti islamiste conservateur mais de moins en moins modéré, placé sous la houlette d’un Premier ministre de plus en plus autoritaire qui, jusqu’à présent, a bénéficié de la mansuétude de l’Union européenne et du soutien des Etats-Unis.

L’effet boomerang de l’arrêt du conseil constitutionnel.

Les arrêts du Conseil constitutionnel où la forme prime sur le fond, le droit sur la morale, sont de plus en plus sujets à caution, comme celui abrogeant le délit de harcèlement sexuel. L’arrêt invalidant la loi punissant la négation du génocide arménien a suscité maintes réactions, des débats d’idées, certes, sur l’exercice de la liberté d’expression mais aussi d’autres commentaires où le droit n’est pas la préoccupation première : ” Briser des liens d’amitié avec ce pays laïc [la Turquie] emblématique d’une espérance d’un islam moderne est lamentable.” peut-on lire sur le blog du député Jean Michel Boucheron, en date du 6 février 2012, signataire du recours au Conseil Constitutionnel et très attaché aux liens qui unissent nos deux pays, surtout aux liens commerciaux : ” C’est un partenaire commercial fondamental pour la France et l’Europe. […] L’Union européenne a une croissance 1,5 %, celle de la Turquie est de 10 %. Qui a le plus besoin de l’autre ? […] Ce pays souffre de clichés véhiculés par des démagogues ou des ignorants.” (Intervention à l’Assemblée Nationale le 9 novembre 2010).

Le nouveau président de la République française, François Hollande, n’est pas sur cette ligne. Il a au contraire confirmé qu’il voulait engager, en début de mandat, dans la sérénité, un processus, qui devra aboutir à la pénalisant du négationnisme :

J’ai cette conviction qu’il relève de la responsabilité des Etats de reconnaître les génocides, lorsqu’ils sont avérés par la recherche historique, comme l’est le génocide arménien, et que le négationnisme est une expression de violence qui n’a pas sa place dans notre République.

C’est fâcheux pour le député sortant, Jean-Michel Boucheron qui justifie sa candidature sur la 1ere circonscription d’Ille-et-Vilaine en tant que député indépendant – le Parti socialiste ayant préféré donner son investiture à M-A Chapdelaine, adjointe au maire de Rennes – en arguant sur le fait que le nouveau président aura besoin de son expérience et de ses compétences.

La dérive autocrate d’un dictateur en puissance

C’était un lieu commun il y a quelques mois : les animateurs du printemps arabe, tunisiens ou égyptiens, s’inspireraient à coup sûr de l’exemple turc. C’est à dire de cet islamisme modéré de la Turquie qui pouvait coexister avec la démocratie et qu’on citait un peu partout en exemple… et pas uniquement dans les pays musulmans. Il faut aujourd’hui déchanter : non seulement parce que la victoire électorale des islamistes, tant au Caire qu’à Tunis, inspire les plus grandes craintes en matière de Droits de l’Homme – et surtout de droits des femmes – mais aussi parce que l’exemple turc ne fait plus autant rêver. Le régime d’Ankara se durcit. Le pouvoir n’hésite plus à s’attaquer à la liberté de la presse, les arrestations de complotistes ou de personnes présentées comme telles, se multiplient et, comme aux pires moments de la dictature militaire, la répression anti-kurde est à nouveau à l’ordre du jour. Bref, pour les observateurs les plus aguerris, on est en train de passer d’un Etat kémaliste à un État AKP, du nom du parti au pouvoir du Premier ministre, Recep Erdogan, qui semble procéder à une islamisation progressive de son pays.

Le journaliste Patrick Pesnot, dans le cadre particulier de son émission hebdomadaire du samedi sur France inter, “rendez-vous avec M. X” fait découvrir, sous la forme de fausses confidences de son mystérieux correspondant, le vrai visage de la Turquie qui est passée “d’un Etat kémaliste à un État AKP”.

Non la Turquie n’est pas victime de clichés et vous faites erreur, M. Boucheron, quand vous déclarez, le 9 novembre 2010 à l’Assemblée Nationale, que ce pays réformait fondamentalement ses institutions ou qu’il était “un véritable modèle de pays musulman, démocratique et moderne” qui “se construit rapidement”, ou encore que “le processus démocratique progresse”. Nous ne sommes ni “démagogues ni ignorants”, nos informations sont vérifiées et vérifiables. Près de 7 000 membres actifs du parti kurde BDP sont aujourd’hui en prison dans le cadre d’une campagne de répression lancée en avril 2009, quelques semaines après le succès historique du parti kurde lors des élections municipales, sans compter des milliers d’autres qui ont été arrêtés sous prétexte lutter contre le terrorisme. Chaque semaine, des dizaines de personnes s’ajoutent à cette liste. Le rapport annuel de l’association turque des droits de l’Homme (IHD) pour 2011 vient de nous donner malheureusement raison : les violations des droits de l’homme ont atteint un niveau record en Turquie au cours de l’année 2011, avec plus de 12 600 arrestations et 3 252 cas de torture et de mauvais traitements, soit cinq fois plus que 2007. IHD dénonce aussi l’institutionnalisation de l’État policier. Quant à la réforme constitutionnelle, personne n’en attend grand-chose si ce n’est un renforcement des pouvoirs autocratiques du futur président Erdogan. Par contre le GABB (l’Union des municipalités du sud-est anatolien dont le président est Osman Baydemir, maire de Diyarbakir) a publié un projet de nouvelle constitution démocratique écologique et non sexiste (que nous tenons à disposition) visant, dans un esprit de réconciliation, à reconnaître le caractère pluraliste de la société turque d’un point de vue éthique, linguistique, culturel et religieux.

Nous publierons prochainement le rapport de la mission que les Amitiés kurdes de Bretagne ont envoyée, pour la 18ème fois, au Kurdistan. Elle revient avec des témoignages, des chiffres, toujours des chiffres. Mais derrière les chiffres, combien de drames humains ? Combien de vies brisées?

Quelle sera la politique du nouveau gouvernement français envers la Turquie ?

Estimant qu’aucune condition majeure n’était réunie, le candidat-président, François Hollande, avait déclaré le 11 avril, sur le plateau de France 2, “Des paroles et des actes”, qu’il n’y aurait donc pas, dans le prochain quinquennat, d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Peut-on alors espérer une politique avec la Turquie, basée non sur les intérêts économiques et politiques mais sur les principes et les valeurs humaines ? “On ne peut pas dialoguer avec un pays qui ne respecte pas les minorités” affirme François Pupponi, le député-maire socialiste de Sarcelles, dans une interview accordée à Actukurde.

Nous espérons, pour le moins, que les accords sécuritaires passés entre Erdogan et Guéant, ministre de l’intérieur du gouvernement Sarkozy, seront caducs : il s’agit d’accords signés en octobre 2011 qui, d’après Claude Guéant, “vont bien au delà des accords que la France signe habituellement dans le domaine de la sécurité.” Ils doivent permettre aux forces de sécurité turques et françaises de pourchasser en France, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, les militants kurdes et faciliter leur extradition vers la Turquie.

François Pupponi persiste et signe quand il s’agit de dialogue :

la condition obligatoire est qu’on respecte démocratiquement les Kurdes dans ce pays. Leurs revendications sont légitimes. On connait le peuple kurde, on connait sa revendication en termes de reconnaissance et de protection de la langue, on connait ses revendications institutionnelles. Nous soutenons son combat car il est juste.

André Métayer