L’opération “Stop Erdoğan” dérange

Décidément, le flyer “Stop Erdoğan”, signé par les 19 organisations de la Coordination nationale Solidarité Kurdistan (CNSK) a le don d’énerver les Turcs de l’AKP, parti «islamo-conservateur» du président-dictateur Erdoğan, mais pas seulement eux, semble-t-il.

Il a fallu que quelques exemplaires de cette déclaration soient proposés, lors d’un rassemblement “pour Alep” à Brest, pour déclencher l’ire d’une respectable personnalité brestoise, un médecin d’origine turque bien connu pour ses opinions kémalistes. Dans un mail étonnant à plus d’un titre et largement distribué, il met en avant “son combat pour [lire ‘contre’] la dérive autoritaire du président Erdoğan” mais fustige les organisations qui dénoncent la politique de la terreur en Turquie et qui demandent qu’on crée les conditions pour l’arrêt de la répression et l’ouverture de négociations entre les belligérants pour une paix durable.

Nous avions déjà noté les réactions de l’AKP qui a tenté de nous intimider et de faire interdire une conférence “Stop Erdoğan”, dont le sujet fait grincer des dents : des dizaines de mails de menaces ont été reçus, tous semblables, téléguidés par la même main (ne cherchez pas : quasiment le même texte a été envoyé par l’ambassade de Turquie à Paris à un député ayant osé poser une question écrite pour demander de retirer le PKK de la liste des organisations terroristes). La conférence a eu lieu, sous la protection de la police – du jamais vu à Rennes. La liberté d’expression, le débat, ça fait partie des valeurs de notre République.

Curieusement notre bon docteur brestois souhaiterait lui aussi que nous soyons interdits de parole. Comme en Turquie ? Il emploie en tous cas les mêmes arguments :

j’ai été choqué de lire une apologie d’un groupe terroriste qu’est le PKK… lire une comparaison du père fondateur Atatürk avec Saddam Hussein ou Bachar al Assad ou encore, au lendemain d’une boucherie à Istanbul revendiquée par une branche dissidente (TAK) du PKK, le présenter comme un combattant du terrorisme, est tout simplement scandaleux et se moquant de l’intelligence humaine.

L’embarras des kémalistes, piégés par les islamistes

On comprend l’embarras de notre respectable médecin : les Kurdes ont été réprimés tout au long de l’Histoire, y compris dans l’Histoire récente par le parti d’Atatürk, qui a sa responsabilité dans la situation d’aujourd’hui. Le CHP (parti kémaliste d’aujourd’hui), pour n’avoir pas su comprendre la revendication identitaire des peuples et organiser une véritable décentralisation démocratique, comme le prônent aujourd’hui le HDP – et le PKK -, est devenu un parti ringard, empêtré dans ses contradictions, entre l’AKP islamiste et le MHP d’extrême-droite.

Notre bon docteur n’hésite pas par ailleurs, dans un copié-collé de l’argumentaire officiel turc, à mettre sur le même plan le PKK et « Daech ». Quand on sait le prix humain payé par les soldats (YPG/J, HPG, YBS) et civils kurdes, qui se revendiquent proches du PKK, dans la lutte contre l’Etat islamique en Irak et en Syrie – ne serait-ce qu’à Kobanê ou à Sinjar, ou encore dans la bataille pour la libération de Raqqa – cette mise sur le même plan n’est pas seulement ridicule, elle est insultante et scandaleuse. Elle relève du même niveau de manipulation qu’une autre assertion du docteur : « aucune injustice ne peut justifier ou légitimer la violence ». La résistance à l’oppression est pourtant le 4ème droit consacré par l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cette résistance peut et doit être exercée par des moyens pacifiques quand cela est possible et notamment dans les sociétés libres et démocratiques. Sous la dictature, qu’elle soit militaire, religieuse, fasciste… ou tout cela à la fois, les opprimés ont rarement le choix des moyens et la violence est, quand toutes les autres solutions ont échoué, le dernier recours des victimes de la barbarie et de l’oppression. A condition évidemment qu’elle soit exercée à l’encontre de l’oppresseur et non de civils : c’est ce qui différencie un mouvement de résistance comme le PKK, qui s’attaque aux forces armées turques, d’un groupuscule terroriste qui tue avant tout des civils.

La martingale d’Erdoğan

« PKK = terrorisme » est le seul argument mis en avant, montrant la fragilité du régime et la pauvreté de l’argumentaire. En démontrant que le PKK n’est pas une organisation terroriste, tout s’effondrerait. Non seulement la répression tous azimuts ne pourrait être tolérée, mais tous les prétextes pour ne pas reprendre la voie de la négociation tomberaient. C’est la raison pour laquelle tout le régime islamiste et ses alliés objectifs s’accrochent à cette martingale. Mais notre bon docteur se prend les pieds dans le tapis quand il déclare que les TAK (« Faucons de la Liberté du Kurdistan ») sont une « branche dissidente du PKK. » La responsabilité du PKK ne pourrait être engagée pour des actes revendiqués par une « branche dissidente ». CQFD, docteur !

Désapprouver publiquement les attentats, les AKB l’ont fait, la CNSK aussi, le HDP aussi et même le PKK dont un des responsables tient par exemple ces propos très clairs (et officiels) sur les TAK et leurs actes :

la Turquie dit que les TAK sont la même chose que le PKK. Mais le PKK a une idéologie, une philosophie, un but, un système qu’il veut réaliser et les TAK n’ont aucune ressemblance avec tout cela. Nous avons critiqué les TAK dans nos déclarations. L’État utilise les TAK pour essayer de montrer le PKK comme une organisation terroriste et il est clair qu’il est derrière eux.

Les manipulations du pouvoir

Que sait-on des TAK ? Quasiment rien. Par qui sont-ils manipulés ou dirigés ? On peut faire plusieurs hypothèses, tant certains sont habiles pour commettre des coups tordus. Erdoğan est un maître en la matière. Force est de constater que les attentats commis par les TAK arrivent systématiquement au plus mauvais moment possible pour le HDP et le PKK et à point nommé pour permettre au pouvoir turc de reprendre politiquement et médiatiquement la main, en réprimant les Kurdes et les démocrates dans des proportions démentielles, l’Occident restant peureusement silencieux.

Un autre exemple : l’assassinat de Rojbîn et ses deux amies. Plusieurs pistes ont été évoquées au début de l’enquête : un différend personnel, un règlement de comptes interne au sein du PKK ou un crime commis par les Loups gris (milice du MHP). Toutes ont été abandonnées parce que Güney a été pris la main dans le sac et identifié comme appartenant au MIT (services secrets turcs), sinon parions que la presse officielle et vous-même, cher docteur, laisseraient planer encore aujourd’hui le doute sur les auteurs et donneraient du crédit à l’affirmation d’Erdoğan, l’attribuant à un règlement de compte interne au PKK.

Mais, ôtez-nous d’un doute, cher docteur : avez-vous au juste dénoncé ce triple crime exécuté à l’instigation du MIT ?

Avez-vous signé la pétition en faveur de Maxime Azadi ?

Paraphrasant le pasteur Martin Niemöller, stigmatisant la lâcheté devant la montée du nazisme, notre bon docteur, s’il avait la mauvaise idée de retourner en Turquie, risquerait fort d’écrire un jour, du fond de sa prison,

Quand ils sont venus chercher les militants kurdes, je n’ai rien dit, je n’étais pas kurde.
Quand ils sont venus chercher les gülénistes, je n’ai pas protesté, je n’étais pas güléniste.
Quand ils sont venus chercher les journalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas journaliste.
Quand ils sont venus chercher les avocats, je n’ai pas protesté, je n’étais pas avocat.
Puis ils sont venus me chercher et il ne restait plus personne pour protester.

André Métayer